Fort comme la mort. Guy de Maupassant

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Fort comme la mort - Guy de Maupassant

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son tour, il parla de ses affaires qu'il aimait raconter en mangeant, de la séance de la Chambre et de la discussion du projet de loi sur la falsification des denrées.

      Ce bavardage, qu'elle supportait bien d'ordinaire, l'irrita, lui fit regarder avec plus d'attention l'homme vulgaire et phraseur qui s'intéressait à ces choses; mais elle souriait en l'écoutant, et répondait aimablement, plus gracieuse même que de coutume, plus complaisante pour ces banalités. Elle pensait en le regardant: «Je l'ai trompé. C'est mon mari, et je l'ai trompé. Est-ce bizarre? Rien ne peut plus empêcher cela, rien ne peut plus effacer cela! J'ai fermé les yeux. J'ai consenti pendant quelques secondes, pendant quelques secondes seulement, au baiser d'un homme, et je ne suis plus une honnête femme. Quelques secondes dans ma vie, quelques secondes qu'on ne peut supprimer, ont amené pour moi ce petit fait irréparable, si grave, si court, un crime, le plus honteux pour une femme… et je n'éprouve point de désespoir. Si on me l'eût dit hier, je ne l'aurais pas cru. Si on me l'eût affirmé, j'aurais aussitôt songé aux affreux remords dont je devrais être aujourd'hui déchirée. Et je n'en ai pas, presque pas.»

      M. de Guilleroy sortit après dîner, comme il faisait presque tous les jours.

      Alors elle prit sur ses genoux sa petite fille et pleura en l'embrassant; elle pleura des larmes sincères, larmes de la conscience, non point larmes du coeur.

      Mais elle ne dormit guère.

      Dans les ténèbres de sa chambre, elle se tourmenta davantage des dangers que pouvait lui créer l'attitude du peintre; et la peur lui vint de l'entrevue du lendemain et des choses qu'il lui faudrait dire, en le regardant en face.

      Levée tôt, elle demeura sur sa chaise longue durant toute la matinée, s'efforçant de prévoir ce qu'elle avait à craindre, ce qu'elle aurait à répondre, d'être prête pour toutes les surprises.

      Elle partit de bonne heure, afin de réfléchir encore en marchant.

      Il ne l'attendait guère et se demandait, depuis la veille, ce qu'il devait faire vis-à-vis d'elle.

      Après son départ, après cette fuite, à laquelle il n'avait pas osé s'opposer, il était demeuré seul, écoutant encore, bien qu'elle fût loin déjà, le bruit de ses pas, de sa robe, et de la porte retombant, poussée par une main éperdue.

      Il restait debout, plein d'une joie ardente, profonde, bouillante. Il l'avait prise, elle! Cela s'était passé entre eux! Était-ce possible? Après la surprise de ce triomphe, il le savourait, et pour le mieux goûter, il s'assit, se coucha presque sur le divan où il l'avait possédée.

      Il y resta longtemps, plein de cette pensée qu'elle était sa maîtresse, et qu'entre eux, entre cette femme qu'il avait tant désirée et lui, s'était noué en quelques moments le lien mystérieux qui attache secrètement deux êtres l'un à l'autre. Il gardait en toute sa chair encore frémissante le souvenir aigu de l'instant rapide où leurs lèvres s'étaient rencontrées, où leurs corps s'étaient unis et mêlés pour tressaillir ensemble du grand frisson de la vie.

      Il ne sortit point ce soir-là, pour se repaître de cette pensée; il se coucha tôt, tout vibrant de bonheur.

      A peine éveillé, le lendemain, il se posa cette question: «Que dois-je faire?» A une cocotte, à une actrice, il eût envoyé des fleurs ou même un bijou; mais il demeurait torturé de perplexité devant cette situation nouvelle.

      Assurément, il fallait écrire. Quoi? … Il griffonna, ratura, déchira, recommença vingt lettres, qui toutes lui semblaient blessantes, odieuses, ridicules.

      Il aurait voulu exprimer en termes délicats et charmeurs la reconnaissance de son âme, ses élans de tendresse folle, ses offres de dévouement sans fin; mais il ne découvrait, pour dire ces choses passionnées et pleines de nuances, que des phrases connues, des expressions banales, grossières ou puériles.

      Il renonça donc à l'idée d'écrire, et se décida à l'aller voir, dès que l'heure de la séance serait passée, car il pensait bien qu'elle ne viendrait pas.

      S'enfermant alors dans l'atelier, il s'exalta devant le portrait, les lèvres chatouillées de l'envie de se poser sur la peinture où quelque chose d'elle était fixé; et de moment en moment, il regardait dans la rue par la fenêtre. Toutes les robes apparues au loin lui donnaient un battement de coeur. Vingt fois il crut la reconnaître, puis, quand la femme aperçue était passée, il s'asseyait un moment, accablé comme après une déception.

      Soudain, il la vit, douta, prit sa jumelle, la reconnut, et bouleversé par une émotion violente, s'assit pour l'attendre.

      Quand elle entra, il se précipita sur les genoux et voulut lui prendre les mains; mais elle les retira brusquement, et comme il demeurait à ses pieds, saisi d'angoisse et les yeux levés vers elle, elle lui dit avec hauteur:

      – Que faites-vous donc, Monsieur, je ne comprends pas cette attitude?

      Il balbutia:

      – Oh! Madame, je vous supplie …

      Elle l'interrompit durement.

      – Relevez-vous, vous êtes ridicule.

      Il se releva, effaré, murmurant:

      – Qu'avez-vous? Ne me traitez pas ainsi, je vous aime! …

      Alors, en quelques mots rapides et secs, elle lui signifia sa volonté, et régla la situation.

      – Je ne comprends pas ce que vous voulez dire! Ne me parlez jamais de votre amour, ou je quitterai cet atelier pour n'y point revenir. Si vous oubliez, une seule fois, cette condition de ma présence ici, vous ne me reverrez plus.

      Il la regardait, affolé par cette dureté qu'il n'avait point prévue; puis il comprit et murmura:

      – J'obéirai, Madame.

      Elle répondit:

      – Très bien, j'attendais cela de vous! Maintenant travaillez, car vous êtes long à finir ce portrait.

      Il prit donc sa palette et se mit à peindre; mais sa main tremblait, ses yeux troublés regardaient sans voir; il avait envie de pleurer, tant il se sentait le coeur meurtri.

      Il essaya de lui parler; elle répondit à peine. Comme il tentait de lui dire une galanterie sur son teint, elle l'arrêta d'un ton si cassant qu'il eut tout à coup une de ces fureurs d'amoureux qui changent en haine la tendresse. Ce fut, dans son âme et dans son corps, une grande secousse nerveuse, et tout de suite, sans transition, il la détesta. Oui, oui, c'était bien cela, la femme! Elle était pareille aux autres, elle aussi! Pourquoi pas? Elle était fausse, changeante et faible comme toutes. Elle l'avait attiré, séduit par des ruses de fille, cherchant à l'affoler sans rien donner ensuite, le provoquant pour se refuser, employant pour lui toutes les manoeuvres des lâches coquettes qui semblent toujours prêtes à se dévêtir, tant que l'homme qu'elles rendent pareil aux chiens des rues n'est pas haletant de désir.

      Tant pis pour elle, après tout; il l'avait eue, il l'avait prise. Elle pouvait éponger son corps et lui répondre insolemment, elle n'effacerait rien, et il l'oublierait, lui. Vraiment, il aurait fait une belle folie en s'embarrassant d'une maîtresse pareille qui aurait mangé sa vie d'artiste avec des dents capricieuses de jolie femme.

      Il avait envie de siffler, ainsi qu'il faisait devant ses modèles; mais comme il sentait son énervement grandir et qu'il redoutait de faire quelque sottise, il abrégea la séance, sous prétexte d'un

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