La Comédie humaine - Volume 07. Scènes de la vie de Province - Tome 03. Honore de Balzac

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La Comédie humaine - Volume 07. Scènes de la vie de Province - Tome 03 - Honore de Balzac

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pas je mettrai monsieur de Troisville dans la chambre verte, quoique monsieur de Troisville sera là bien près de moi.

      Josette s'en allait, sa maîtresse la rappela.

      — Explique tout à Jacquelin, s'écria-t-elle d'une voix formidable et pleine d'épouvante, qu'il aille lui-même chez Moreau. Ma toilette donc! Si j'étais surprise ainsi par monsieur de Troisville, sans mon oncle pour le recevoir! Oh! mon oncle, mon oncle! Viens, Josette, tu vas m'habiller.

      — Mais Pénélope! dit imprudemment Josette.

      Les yeux de mademoiselle Cormon étincelèrent pour la seule fois de sa vie: — Toujours Pénélope! Pénélope par ci, Pénélope par là! Est-ce donc Pénélope qui est la maîtresse?

      — Mais elle est en nage et n'a pas mangé l'avoine!

      — Et qu'elle crève! s'écria mademoiselle Cormon; mais que je me marie, pensa-t-elle.

      En entendant ce mot qui lui parut un homicide, Josette resta pendant un moment interdite; puis elle dégringola le perron à un geste que lui fit sa maîtresse.

      — Mademoiselle a le diable au corps, Jacquelin! fut la première parole de Josette.

      Ainsi tout fut d'accord dans cette journée pour produire le grand coup de théâtre qui décida de la vie de mademoiselle Cormon. La ville était déjà cen dessus-dessous par suite des cinq circonstances aggravantes qui accompagnaient le retour subit de mademoiselle Cormon, à savoir: la pluie battante, le galop de Pénélope essoufflée, en sueur et les flancs rentrés; l'heure matinale, les paquets en désordre, et l'air singulier de la vieille fille effarée. Mais quand Mariette fit son invasion au marché pour y tout enlever, quand Jacquelin vint chez le principal tapissier d'Alençon, rue de la Porte de Séez, à deux pas de l'église, pour y chercher un lit, il y eut matière aux conjectures les plus graves. On discuta cette étrange aventure au Cours, sur la Promenade; elle occupa tout le monde, et même mademoiselle de Gordes chez qui se trouvait le chevalier de Valois. A deux jours de distance, la ville d'Alençon était remuée par des événements si capitaux, que quelques bonnes femmes disaient: — Mais c'est la fin du monde! Cette dernière nouvelle se résuma dans toutes les maisons par cette phrase: — Qu'arrive-t-il donc chez les Cormon? L'abbé de Sponde, questionné fort adroitement quand il sortit de Saint-Léonard pour aller se promener au Cours avec l'abbé Couturier, répondit bonifacement qu'il attendait le vicomte de Troisville, gentilhomme au service de Russie pendant l'émigration, et qui revenait habiter Alençon. De deux à cinq heures, une espèce de télégraphe labial joua dans la ville et apprit à tous les habitants que mademoiselle Cormon avait enfin trouvé un mari par correspondance, et qu'elle allait épouser le vicomte de Troisville. Ici l'on disait: Moreau fait déjà le lit. Là, le lit avait six pieds. Le lit était de quatre pieds, rue du Bercail, chez madame Granson. C'était un simple lit de repos chez du Ronceret où dînait du Bousquier. La petite bourgeoisie prétendait qu'il coûtait onze cents francs. Généralement on disait que c'était vendre la peau de l'ours. Plus loin, les carpes avaient renchéri! Mariette s'était jetée sur le marché pour y faire une rafle générale. En haut de la rue Saint-Blaise, Pénélope avait dû crever. Ce décès se révoquait en doute chez le Receveur-Général. Néanmoins, il était authentique à la Préfecture que la bête avait expiré en tournant la porte de l'hôtel Cormon, tant la vieille fille était accourue avec vélocité sur sa proie. Le sellier qui demeurait au coin de la rue de Séez fut assez osé pour venir demander s'il était arrivé quelque chose à la voiture de mademoiselle Cormon, afin de voir si Pénélope était morte. Du haut de la rue Saint-Blaise jusqu'au bout de la rue du Bercail, on apprit que, grâce aux soins de Jacquelin, Pénélope, cette silencieuse victime de l'intempérance de sa maîtresse, vivait encore, mais elle paraissait souffrante. Sur toute la route de Bretagne, le vicomte de Troisville était un cadet sans le sou, car les biens du Perche appartenaient au marquis de Troisville, pair de France qui avait deux enfants. Ce mariage était une bonne fortune pour le pauvre émigré, le vicomte était l'affaire de mademoiselle Cormon; l'aristocratie de la route de Bretagne approuvait le mariage, la vieille fille ne pouvait faire un meilleur emploi de sa fortune. Mais, dans la bourgeoisie, le vicomte de Troisville était un général russe qui avait combattu contre la France, qui revenait avec une grande fortune gagnée à la cour de Saint-Pétersbourg; c'était un étranger, un des alliés pris en haine par les Libéraux. L'abbé de Sponde avait sournoisement moyenné ce mariage. Toutes les personnes qui avaient le droit d'entrer chez mademoiselle Cormon comme chez eux se promirent d'aller la voir le soir. Pendant cette agitation transurbaine, qui fit presque oublier Suzanne, mademoiselle Cormon n'était pas moins agitée; elle éprouvait des sentiments tout nouveaux. En regardant son salon, son boudoir, le cabinet, la salle à manger, elle fut saisie d'une appréhension cruelle. Une espèce de démon lui montra ce vieux luxe en ricanant; les belles choses qu'elle admirait depuis son enfance furent soupçonnées, accusées de vieillesse. Enfin elle eut cette crainte qui s'empare de presque tous les auteurs, au moment où ils lisent une œuvre qu'ils croient parfaite à quelque critique exigeant ou blasé: les situations neuves paraissent usées; les phrases les mieux tournées, les plus léchées, se montrent louches ou boiteuses; les images grimacent ou se contrarient, le faux saute aux yeux. De même la pauvre fille tremblait de voir sur les lèvres de monsieur de Troisville un sourire de mépris pour ce salon d'évêque; elle redouta de lui voir jeter un regard froid sur cette antique salle à manger; enfin elle craignit que le cadre ne vieillît le tableau. Si ces antiquités allaient jeter sur elle un reflet de vieillesse? Cette question qu'elle se fit lui donna la chair de poule. En ce moment, elle aurait livré le quart de ses économies pour pouvoir restaurer sa maison en un instant par un coup de baguette de fée. Quel est le fat de général qui n'a pas frissonné la veille d'une bataille? La pauvre fille était entre un Austerlitz et un Waterloo.

      — Madame la vicomtesse de Troisville, se disait-elle, le beau nom! Nos biens iraient au moins dans une bonne maison.

      Elle était en proie à une irritation qui faisait tressaillir ses plus déliés rameaux nerveux et leurs papilles depuis si long-temps noyées dans l'embonpoint. Tout son sang, fouetté par l'espérance, était en mouvement. Elle se sentait la force de converser, s'il le fallait, avec monsieur de Troisville.

      Il est inutile de parler de l'activité avec laquelle fonctionnèrent Josette, Jacquelin, Mariette, Moreau et ses garçons. Ce fut un empressement de fourmis occupées à leurs œufs. Tout ce qu'un soin journalier rendait si propre fut repassé, brossé, lavé, frotté. Les porcelaines des grands jours virent la lumière. Les services damassés numérotés A, B, C, D furent tirés des profondeurs où ils gisaient sous une triple garde d'enveloppes défendues par de formidables lignes d'épingles. Les plus précieux rayons de la bibliothèque furent interrogés. Enfin mademoiselle sacrifia trois bouteilles des fameuses liqueurs de madame Amphoux, la plus illustre des distillatrices d'outre-mer, nom cher aux amateurs. Grâces au dévouement de ses lieutenants, mademoiselle put se présenter au combat. Les différentes armes, les meubles, l'artillerie de cuisine, les batteries de l'office, les vivres, les munitions, les corps de réserve furent prêts sur toute la ligne. Jacquelin, Mariette et Josette reçurent l'ordre de se mettre en grande tenue. Le jardin fut ratissé. La vieille fille regretta de ne pouvoir s'entendre avec les rossignols logés dans les arbres pour obtenir d'eux leurs plus belles roulades. Enfin, sur les quatre heures, au moment même où l'abbé de Sponde rentrait, où mademoiselle croyait avoir vainement mis le couvert le plus coquet, apprêté le plus délicat des dîners, le clic-clac d'un postillon se fit entendre dans le Val-Noble.

      — C'est lui! se dit-elle en recevant les coups de fouet dans le cœur.

      En effet, annoncé par tant de cancans, un certain cabriolet de poste où se trouvait un monsieur seul avait fait une si grande sensation en descendant la rue Saint-Blaise et tournant la rue du Cours, que quelques petits gamins et de grandes personnes l'avaient suivi, et restaient groupés autour de la porte de l'hôtel Cormon pour le

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