L'Assommoir. Emile Zola

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L'Assommoir - Emile Zola

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style="font-size:15px;">      – Eh bien, quoi! bégaya-t-il, on ne mange personne dans notre partie… J'en vaux un autre, allez, ma petite… Sans doute que j'ai bu un coup! Quand l'ouvrage donne, faut bien se graisser les roues. Ce n'est pas vous, ni la compagnie, qui auriez descendu le particulier de six cents livres qui nous avons amené à deux du quatrième sur le trottoir, et sans le casser encore… Moi, j'aime les gens rigolos.

      Mais Gervaise se rentrait davantage dans l'angle de la porte, prise d'une grosse envie de pleurer, qui lui gâtait toute sa journée de joie raisonnable. Elle ne songeait plus à embrasser sa belle-soeur, elle suppliait Coupeau d'éloigner l'ivrogne. Alors, Bazouge, en chancelant, eut un geste plein de dédain philosophique.

      – Ça ne vous empêchera pas d'y passer, ma petite… Vous serez peut-être bien contente d'y passer, un jour… Oui, j'en connais des femmes, qui diraient merci, si on les emportait.

      Et, comme les Lorilleux se décidaient à l'emmener, il se retourna, il balbutia une dernière phrase, entre deux hoquets:

      – Quand on est mort… écoutez ça… quand on est mort, c'est pour longtemps.

      IV

      Ce furent quatre années de dur travail. Dans le quartier, Gervaise et Coupeau étaient un bon ménage, vivant à l'écart, sans batteries, avec un tour de promenade régulier le dimanche, du côté de Saint-Ouen. La femme faisait des journées de douze heures chez madame Fauconnier, et trouvait le moyen de tenir son chez elle propre comme un sou, de donner la pâtée à tout son monde, matin et soir. L'homme ne se soûlait pas, rapportait ses quinzaines, fumait une pipe à sa fenêtre avant de se coucher, pour prendre l'air. On les citait, à cause de leur gentillesse. Et, comme ils gagnaient à eux deux près de neuf francs par jour, on calculait qu'ils devaient mettre de côté pas mal d'argent.

      Mais, dans les premiers temps surtout, il leur fallut joliment trimer, pour joindre les deux bouts. Leur mariage leur avait mis sur le dos une dette de deux cents francs. Puis, ils s'abominaient, à l'hôtel Boncoeur; ils trouvaient ça dégoûtant, plein de sales fréquentations; et ils rêvaient d'être chez eux, avec des meubles à eux, qu'ils soigneraient. Vingt fois, ils calculèrent la somme nécessaire; ça montait, en chiffre rond, à trois cent cinquante francs, s'ils voulaient tout de suite n'être pas embarrassés pour serrer leurs affaires et avoir sous la main une casserole ou un poêlon, quand ils en auraient besoin. Ils désespéraient d'économiser une si grosse somme en moins de deux années, lorsqu'il leur arriva une bonne chance: un vieux monsieur de Plassans leur demanda Claude, l'aîné des petits, pour le placer là-bas au collège; une toquade généreuse d'un original, amateur de tableaux, que des bonshommes barbouillés autrefois par le mioche avaient vivement frappé. Claude leur coûtait déjà les yeux de la tête. Quand ils n'eurent plus à leur charge que le cadet, Étienne, ils amassèrent les trois cent cinquante francs en sept mois et demi. Le jour où ils achetèrent leurs meubles, chez un revendeur de la rue Belhomme, ils firent, avant de rentrer, une promenade sur les boulevards extérieurs, le coeur gonflé d'une grosse joie. Il y avait un lit, une table de nuit, une commode à dessus de marbre, une armoire, une table ronde avec sa toile cirée, six chaises, le tout en vieil acajou; sans compter la literie, du linge, des ustensiles de cuisine presque neufs. C'était pour eux comme une entrée sérieuse et définitive dans la vie, quelque chose qui, en les faisant propriétaires, leur donnait de l'importance au milieu des gens bien posés du quartier.

      Le choix d'un logement, depuis deux mois, les occupait. Ils voulurent, avant tout, en louer un dans la grande maison, rue de la Goutte-d'Or. Mais pas une chambre n'y était libre, ils durent renoncer à leur ancien rêve. Pour dire la vérité, Gervaise ne fut pas fâchée, au fond: le voisinage des Lorilleux, porte à porte, l'effrayait beaucoup. Alors, ils cherchèrent ailleurs. Coupeau, très-justement, tenait à ne pas s'éloigner de l'atelier de madame Fauconnier, pour que Gervaise pût, d'un saut, être chez elle à toutes les heures du jour. Et ils eurent enfin une trouvaille, une grande chambre, avec un cabinet et une cuisine, rue Neuve de la Goutte-d'Or, presque en face de la blanchisseuse. C'était une petite maison à un seul étage, un escalier très raide, en haut duquel il y avait seulement deux logements, l'un à droite, l'autre à gauche; le bas se trouvait habité par un loueur de voitures, dont le matériel occupait des hangars dans une vaste cour, le long de la rue. La jeune femme, charmée, croyait retourner en province; pas de voisines, pas de cancans à craindre, un coin de tranquillité qui lui rappelait une ruelle de Plassans, derrière les remparts; et, pour comble de chance, elle pouvait voir sa fenêtre, de son établi, sans quitter ses fers, en allongeant la tête.

      L'emménagement eut lieu au terme d'avril. Gervaise était alors enceinte de huit mois. Mais elle montrait une belle vaillance, disant avec un rire que l'enfant l'aidait, lorsqu'elle travaillait; elle sentait, en elle, ses petites menottes pousser et lui donner des forces. Ah bien! elle recevait joliment Coupeau, les jours où il voulait la faire coucher pour se dorloter un peu! Elle se coucherait aux grosses douleurs. Ce serait toujours assez tôt; car, maintenant, avec une bouche de plus, il allait falloir donner un rude coup de collier. Et ce fut elle qui nettoya le logement, avant d'aider son mari à mettre les meubles en place. Elle eut une religion pour ces meubles, les essuyant avec des soins maternels, le coeur crevé à la vue de la moindre égratignure. Elle s'arrêtait, saisie, comme si elle se fût tapée elle-même, quand elle les cognait en balayant. La commode surtout lui était chère; elle la trouvait belle, solide, l'air sérieux. Un rêve, dont elle n'osait parler, était d'avoir une pendule pour la mettre au beau milieu du marbre, où elle aurait produit un effet magnifique. Sans le bébé qui venait, elle se serait peut-être risquée à acheter sa pendule. Enfin elle renvoyait ça à plus tard, avec un soupir.

      Le ménage vécut dans l'enchantement de sa nouvelle demeure. Le lit d'Étienne occupait le cabinet, où l'on pouvait encore installer une autre couchette d'enfant. La cuisine était grande comme la main et toute noire; mais, en laissant la porte ouverte, on y voyait assez clair; puis, Gervaise n'avait pas à faire des repas de trente personnes, il suffisait qu'elle y trouvât la place de son pot-au-feu. Quant à la grande chambre, elle était leur orgueil. Dès le matin, ils fermaient les rideaux de l'alcôve, des rideaux de calicot blanc; et la chambre se trouvait transformée en salle à manger, avec la table au milieu, l'armoire et la commode en face l'une de l'autre. Comme la cheminée brûlait jusqu'à quinze sous de charbon de terre par jour, ils l'avaient bouchée; un petit poêle de fonte, posé sur la plaque de marbre, les chauffait pour sept sous pendant les grands froids. Ensuite, Coupeau avait orné les murs de son mieux, en se promettant des embellissements: une haute gravure représentant un maréchal de France, caracolant avec son bâton à la main, entre un canon et un tas de boulets, tenait lieu de glace; au-dessus delà commode, les photographies de la famille étaient rangées sur deux lignes, à droite et à gauche d'un ancien bénitier de porcelaine dorée, dans lequel on mettait les allumettes; sur la corniche de l'armoire, un buste de Pascal faisait pendant à un buste de Béranger, l'un grave, l'autre souriant, près du coucou, dont ils semblaient écouter le tic tac. C'était vraiment une belle chambre.

      – Devinez combien nous payons ici? demandait Gervaise à chaque visiteur.

      Et quand on estimait son loyer trop haut, elle triomphait, elle criait, ravie d'être si bien pour si peu d'argent:

      – Cent cinquante francs, pas un liard de plus!.. Hein! c'est donné!

      La rue Neuve de la Goutte-d'Or elle-même entrait pour une bonne part dans leur contentement. Gervaise y vivait, allant sans cesse de chez elle chez madame Fauconnier. Coupeau, le soir, descendait maintenant, fumait sa pipe sur le pas de la porte. La rue, sans trottoir, le pavé défoncé, montait. En haut, du côté de la rue de la Goutte-d'Or, il y avait des boutiques sombres, aux carreaux sales, des cordonniers, des tonneliers, une épicerie borgne, un marchand de vin en faillite, dont les volets fermés depuis des semaines se couvraient d'affiches. A l'autre bout, vers Paris, des maisons de quatre étages barraient le ciel, occupées à leur rez-de-chaussée par des blanchisseuses,

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