L'Assommoir. Emile Zola
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– Ah bien! vous êtes encore innocents de vous attraper pour la politique!.. En voilà une blague, la politique! Est-ce que ça existe pour nous?.. On peut bien mettre ce qu'on voudra, un roi, un empereur, rien du tout, ça ne m'empêchera pas de gagner mes cinq francs, de manger et de dormir, pas vrai?.. Non, c'est trop bête!
Lorilleux hochait la tête. Il était né le même jour que le comte de Chambord, le 29 septembre 1820. Cette coïncidence le frappait beaucoup, l'occupait d'un rêve vague, dans lequel il établissait une relation entre le retour en France du roi et sa fortune personnelle. Il ne disait pas nettement ce qu'il espérait, mais il donnait à entendre qu'il lui arriverait alors quelque chose d'extraordinairement agréable. Aussi, à chacun de ses désirs trop gros pour être contenté, il renvoyait ça à plus tard, « quand le roi reviendrait. »
– D'ailleurs, racontait-il, j'ai vu un soir le comte de Chambord…
Tous les visages se tournèrent vers lui.
– Parfaitement. Un gros homme, en paletot, l'air bon garçon… J'étais chez Péquignot, un de mes amis, qui vend des meubles, Grande-Rue de la Chapelle… Le comte de Chambord avait la veille laissé là un parapluie. Alors, il est entré, il a dit comme ça, tout simplement: « Voulez-vous bien me rendre mon parapluie? » Mon Dieu! oui, c'était lui, Péquignot m'a donné sa parole d'honneur.
Aucun des convives n'émit le moindre doute. On était au dessert. Les garçons débarrassaient la table avec un grand bruit de vaisselle. Et madame Lorilleux, jusque-là très convenable, très dame, laissa échapper un: Sacré salaud! parce que l'un des garçons, en enlevant un plat, lui avait fait couler quelque chose de mouillé dans le cou. Pour sûr, sa robe de soie était tachée. M. Madinier dut lui regarder le dos, mais il n'y avait rien, il le jurait. Maintenant, au milieu de la nappe, s'étalaient des oeufs à la neige dans un saladier, flanqués de deux assiettes de fromage et de deux assiettes de fruits. Les oeufs à la neige, les blancs trop cuits nageant sur la crème jaune, causèrent un recueillement; on ne les attendait pas, on trouva ça distingué. Mes-Bottes mangeait toujours. Il avait redemandé un pain. Il acheva les deux fromages; et comme il restait de la crème, il se fit passer le saladier, au fond duquel il tailla de larges tranches, comme pour une soupe.
– Monsieur est vraiment bien remarquable, dit M. Madinier retombé dans son admiration.
Alors, les hommes se levèrent pour prendre leurs pipes. Ils restèrent un instant derrière Mes-Bottes, à lui donner des tapes sur les épaules, en lui demandant si ça allait mieux. Bibi-la-Grillade le souleva avec la chaise; mais, tonnerre de Dieu! l'animal avait doublé de poids. Coupeau, par blague, racontait que le camarade commençait seulement à se mettre en train, qu'il allait à présent manger comme ça du pain toute la nuit. Les garçons, épouvantés, disparurent. Boche, descendu depuis un instant, remonta en racontant la bonne tête du marchand de vin, en bas; il était tout pâle dans son comptoir, la bourgeoise consternée venait d'envoyer voir si les boulangers restaient ouverts, jusqu'au chat de la maison qui avait l'air ruiné. Vrai, c'était trop cocasse, ça valait l'argent du dîner, il ne pouvait pas y avoir de pique-nique sans cet avale-tout de Mes-Bottes. Et les hommes, leurs pipes allumées, le couvaient d'un regard jaloux; car enfin, pour tant manger, il fallait être solidement bâti!
– Je ne voudrais pas être chargée de vous nourrir, dit madame Gaudron. Ah! non, par exemple!
– Dites donc, la petite mère, faut pas blaguer, répondit Mes-Bottes, avec un regard oblique sur le ventre de sa voisine. Vous en avez avalé plus long que moi.
On applaudit, on cria bravo: c'était envoyé. Il faisait nuit noire, trois becs de gaz flambaient dans la salle, remuant de grandes clartés troubles, au milieu de la fumée des pipes. Les garçons, après avoir servi le café et le cognac, venaient d'emporter les dernières piles d'assiettes sales. En bas, sous les trois acacias, le bastringue commençait, un cornet à pistons et deux violons jouant très-fort, avec des rires de femme, un peu rauques dans la nuit chaude.
– Faut faire un brûlot! cria Mes-Bottes; deux litres de casse-poitrine, beaucoup de citron et pas beaucoup de sucre!
Mais Coupeau, voyant en face de lui le visage inquiet de Gervaise, se leva en déclarant qu'on ne boirait pas davantage. On avait vidé vingt-cinq litres, chacun son litre et demi, en comptant les enfants comme des grandes personnes; c'était déjà trop raisonnable. On venait de manger un morceau ensemble, en bonne amitié, sans flafla, parce qu'on avait de l'estime les uns pour les autres et qu'on désirait célébrer entre soi une fête de famille. Tout se passait très gentiment, on était gai, il ne fallait pas maintenant se cocarder cochonnément, si l'on voulait respecter les dames. En un mot, et comme fin finale, on s'était réuni pour porter une santé au conjungo, et non pour se mettre dans les brindezingues. Ce petit discours, débité d'une voix convaincue par le zingueur, qui posait la main sur sa poitrine à la chute de chaque phrase, eut la vive approbation de Lorilleux et de M. Madinier. Mais les autres, Boche, Gaudron, Bibi-la-Grillade, surtout Mes-Bottes, très-allumés tous les quatre, ricanèrent, la langue épaissie, ayant une sacrée coquine de soif, qu'il fallait pourtant arroser.
– Ceux qui ont soif, ont soif, et ceux qui n'ont pas soif, n'ont pas soif, fit remarquer Mes-Bottes. Pour lors, on va commander le brûlot… On n'esbrouffe personne. Les aristos feront monter de l'eau sucrée.
Et comme le zingueur recommençait à prêcher, l'autre, qui s'était mis debout, se donna une claque sur la fesse, en criant:
– Ah! tu sais, baise cadet!.. Garçon, deux litres de vieille!
Alors, Coupeau dit que c'était très-bien, qu'on allait seulement régler le repas tout de suite. Ça éviterait des disputes. Les gens bien élevés n'avaient pas besoin de payer pour les soûlards. Et, justement, Mes-Bottes, après s'être fouillé longtemps, ne trouva que trois francs sept sous. Aussi pourquoi l'avait-on laissé droguer sur la route de Saint-Denis? Il ne pouvait pas se laisser nayer, il avait cassé la pièce de cent sous. Les autres étaient fautifs, voilà! Enfin, il donna trois francs, gardant les sept sous pour son tabac du lendemain. Coupeau, furieux, aurait cogné, si Gervaise ne l'avait tiré par sa redingote, très effrayée, suppliante. Il se décida à emprunter deux francs à Lorilleux, qui, après les avoir refusés, se cacha pour les prêter, car sa femme, bien sûr, n'aurait jamais voulu.
Cependant, M. Madinier avait pris une assiette. Les demoiselles et les dames seules, madame Lerat, madame Fauconnier, mademoiselle Remanjou, déposèrent leur pièce de cent sous les premières, discrètement. Ensuite, les messieurs s'isolèrent à l'autre bout de la salle, firent les comptes. On était quinze; ça montait donc à soixante-quinze francs. Lorsque les soixante-quinze francs furent dans l'assiette, chaque homme ajouta cinq sous pour les garçons. Il fallut un quart d'heure de calculs laborieux, avant de tout régler à la satisfaction de chacun.
Mais quand M. Madinier, qui voulait avoir affaire au patron, eut demandé le marchand de vin, la société resta saisie, en entendant celui-ci dire avec un sourire que ça ne faisait pas du tout son compte. Il y avait des suppléments. Et, comme ce mot de « suppléments » était accueilli par des exclamations furibondes, il donna le détail: vingt-cinq litres, au lieu de vingt, nombre convenu à l'avance; les oeufs à la neige, qu'il avait ajoutés, en voyant le dessert un peu maigre; enfin un carafon de rhum, servi avec le café, dans le cas où des personnes aimeraient le rhum. Alors, une querelle formidable