L'Assommoir. Emile Zola

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L'Assommoir - Emile Zola

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ses larges épaules. Les blanchisseuses du bout de la rue s'égayaient à le voir baisser le nez, quand il passait. Il n'aimait pas leurs gros mots, trouvait ça dégoûtant que des femmes eussent sans cesse des saletés à la bouche. Un jour pourtant, il était rentré gris. Alors, madame Goujet, pour tout reproche, l'avait mis en face d'un portrait de son père, une mauvaise peinture cachée pieusement au fond de la commode. Et, depuis cette leçon, Goujet ne buvait plus qu'à sa suffisance, sans haine pourtant contre le vin, car le vin est nécessaire à l'ouvrier. Le dimanche, il sortait avec sa mère, à laquelle il donnait le bras; le plus souvent, il la menait du côté de Vincennes; d'autres fois, il la conduisait au théâtre. Sa mère restait sa passion. Il lui parlait encore comme s'il était tout petit. La tête carrée, la chair alourdie par le rude travail du marteau, il tenait des grosses bêtes: dur d'intelligence, bon tout de même.

      Les premiers jours, Gervaise le gêna beaucoup. Puis, en quelques semaines, il s'habitua à elle. Il la guettait pour lui monter ses paquets, la traitait en soeur, avec une brusque familiarité, découpant des images à son intention. Cependant, un matin, ayant tourné la clef sans frapper, il la surprit à moitié nue, se lavant le cou; et, de huit jours, il ne la regarda pas en face, si bien qu'il finissait par la faire rougir elle-même.

      Cadet-Cassis, avec son bagou parisien, trouvait la Gueule-d'Or bêta. C'était bien de ne pas licher, de ne pas souffler dans le nez des filles, sur les trottoirs; mais il fallait pourtant qu'un homme fût un homme, sans quoi autant valait-il tout de suite porter des jupons. Il le blaguait devant Gervaise, en l'accusant de faire de l'oeil à toutes les femmes du quartier; et ce tambour-major de Goujet se défendait violemment. Ça n'empêchait pas les deux ouvriers d'être camarades. Ils s'appelaient le matin, partaient ensemble, buvaient parfois un verre de bière avant de rentrer. Depuis le dîner du baptême, ils se tutoyaient, parce que dire toujours « vous », ça allonge les phrases. Leur amitié en restait là, quand la Gueule-d'Or rendit à Cadet-Cassis un fier service, un de ces services signalés dont on se souvient la vie entière. C'était au 2 décembre. Le zingueur, par rigolade, avait eu la belle idée de descendre voir l'émeute; il se fichait pas mal de la République, du Bonaparte et de tout le tremblement; seulement, il adorait la poudre, les coups de fusil lui semblaient drôles. Et il allait très-bien être pincé derrière une barricade, si le forgeron ne s'était rencontré là, juste à point pour le protéger de son grand corps et l'aider à filer. Goujet, en remontant la rue du Faubourg-Poissonnière, marchait vite, la figure grave. Lui, s'occupait de politique, était républicain, sagement, au nom de la justice et du bonheur de tous. Cependant, il n'avait pas fait le coup de fusil. Et il donnait ses raisons: le peuple se lassait de payer aux bourgeois les marrons qu'il tirait des cendres, en se brûlant les pattes; février et juin étaient de fameuses leçons; aussi, désormais, les faubourgs laisseraient-ils la ville s'arranger comme elle l'entendrait. Puis, arrivé sur la hauteur, rue des Poissonniers, il avait tourné la tête, regardant Paris; on bâclait tout de même là-bas de la fichue besogne, le peuple un jour pourrait se repentir de s'être croisé les bras. Mais Coupeau ricanait, appelait trop bêtes les ânes qui risquaient leur peau, à la seule fin de conserver leurs vingt-cinq francs aux sacrés fainéants de la Chambre. Le soir, les Coupeau invitèrent les Goujet à dîner. Au dessert, Cadet-Cassis et la Gueule-d'Or se posèrent chacun deux gros baisers sur les joues. Maintenant, c'était à la vie à la mort.

      Pendant trois années, la vie des deux familles coula, aux deux côtés du palier, sans un événement. Gervaise avait élevé la petite, en trouvant le moyen de perdre, au plus, deux jours de travail par semaine. Elle devenait une bonne ouvrière de fin, gagnait jusqu'à trois francs. Aussi s'était-elle décidée à mettre Étienne, qui allait sur ses huit ans, dans une petite pension de la rue de Chartres, où elle payait cent sous. Le ménage, malgré la charge des deux enfants, plaçait des vingt francs et des trente francs chaque mois à la Caisse d'épargne. Quand leurs économies atteignirent la somme de six cents francs, la jeune femme ne dormît plus, obsédée d'un rêve d'ambition: elle voulait s'établir, louer une petite boutique, prendre à son tour des ouvrières. Elle avait tout calculé. Au bout de vingt ans, si le travail marchait, ils pouvaient avoir une rente, qu'ils iraient manger quelque part, à la campagne. Pourtant, elle n'osait se risquer. Elle disait chercher une boutique, pour se donner le temps de la réflexion. L'argent ne craignait rien à la Caisse d'épargne; au contraire, il faisait des petits. En trois années, elle avait contenté une seule de ses envies, elle s'était acheté une pendule; encore cette pendule, une pendule de palissandre, à colonnes torses, à balancier de cuivre doré, devait-elle être payée en un an, par à-comptes de vingt sous tous les lundis. Elle se fâchait, lorsque Coupeau parlait de la monter; elle seule enlevait le globe, essuyait les colonnes avec religion, comme si le marbre de sa commode se fût transformé en chapelle. Sous le globe, derrière la pendule, elle cachait le livret de la Caisse d'épargne. Et souvent, quand elle rêvait à sa boutique, elle s'oubliait là, devant le cadran, à regarder fixement tourner les aiguilles, ayant l'air d'attendre quelque minute particulière et solennelle pour se décider.

      Les Coupeau sortaient presque tous les dimanches avec les Goujet. C'étaient des parties gentilles, une friture à Saint-Ouen ou un lapin à Vincennes, mangés sans épate, sous le bosquet d'un traiteur. Les hommes buvaient à leur soif, revenaient sains comme l'oeil, en donnant le bras aux dames. Le soir, avant de se coucher, les deux ménages comptaient, partageaient la dépense par moitié; et jamais un sou en plus ou en moins ne soulevait une discussion. Les Lorilleux étaient jaloux des Goujet. Ça leur paraissait drôle, tout de même, de voir Cadet-Cassis et la Ban-ban aller sans cesse avec des étrangers, quand ils avaient une famille. Ah bien! oui! ils s'en souciaient comme d'une guigne, de leur famille! Depuis qu'ils avaient quatre sous de côté, ils faisaient joliment leur tête. Madame Lorilleux, très vexée de voir son frère lui échapper, recommençait à vomir des injures contre Gervaise. Madame Lerat, au contraire, prenait parti pour la jeune femme, la défendait en racontant des contes extraordinaires, des tentatives de séduction, le soir, sur le boulevard, dont elle la montrait sortant en héroïne de drame, flanquant une paire de claques à ses lâches agresseurs. Quant à maman Coupeau, elle tâchait de raccommoder tout le monde, de se faire bien venir de tous ses enfants: sa vue baissait de plus en plus, elle n'avait plus qu'un ménage, elle était contente de trouver cent sous chez les uns et chez les autres.

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