Sous la neige. Edith Wharton

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Sous la neige - Edith Wharton

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elle prit l'habitude de venir s'asseoir devant la porte, et elle regardait pendant des heures entières le mouvement qui se faisait sur la haussée… Une année, même, où pendant six mois on répara la grande route, après les inondations, Harmon Gow fut obligé de passer par ici avec sa diligence, et elle avait pris l'habitude de descendre chaque matin jusqu'à la barrière pour lui dire bonjour… Mais, une fois le chemin de fer inauguré, il ne vint plus personne. Et elle ne put jamais comprendre la raison de ce changement… Ce fut une des choses qui la tourmentèrent jusqu'à sa mort.

      Comme nous arrivions à la route de Corbury, la neige se remit à choir, offusquant la dernière vue que nous avions encore sur la maison. Frome, redevenu silencieux, laissa retomber entre nous le vieux voile des réticences. Le vent n'avait pas cessé, malgré le retour de la neige. Des rafales capricieuses découvraient de temps à autre un pan de ciel ou quelques ondes d'un pâle soleil qui ruisselaient sur ce paysage chaotique et désolé. Mais le cheval tint bon et nous parvînmes enfin, malgré la bourrasque sauvage, à Corbury Junction…

      Au cours de l'après-midi, la tourmente fit trêve. Vers l'est, l'horizon s'était éclairci et, dans mon inexpérience, je me dis que nous aurions une belle soirée. Le plus rapidement possible j'achevai ma besogne, et nous reprîmes le chemin de Starkfield avec bien des chances d'y arriver pour le repas du soir. Mais, au coucher du soleil, les nuages menaçants se reformèrent: la nuit vint d'un seul coup. Drue et ferme, la neige recommença de choir. Le vent s'était tu, et nous avancions au milieu d'un calme plus inquiétant que les rafales et les tourbillons de la matinée: on aurait dit que les ténèbres elles-mêmes descendaient sur nous et que la nuit d'hiver se collait peu à peu à nos épaules.

      Le faible rayon de notre lanterne se trouva bientôt noyé dans cette atmosphère angoissante. La connaissance des lieux qu'avait Frome, l'instinct même de son cheval, tout finit par devenir inutile. A deux ou trois reprises, un objet quelconque se dressa comme un fantôme devant nous, indiquant soudain que nous nous égarions; mais il se perdait presque aussitôt dans l'ombre. Enfin, au moment où pensions avoir retrouvé le bon chemin, ce fut la pauvre vieille bête qui se mit à donner des signes certains d'épuisement.

      Je me rendis compte alors de la légèreté avec laquelle j'avais accepté l'offre de Frome et je finis par obtenir qu'il me laissât descendre: je me mis à marcher à côté du cheval, dans la neige, pendant deux ou trois milles. Enfin mon conducteur me désigna un point dans les ténèbres:

      – Nous voici chez moi, – me dit-il.

      La dernière étape avait été la partie la plus pénible du voyage. Le froid était piquant, la marche ardue, et j'étais à peu près hors d'haleine. Sous ma main je sentais battre le flanc du vieux cheval.

      – Écoutez, Frome, – dis-je, – il n'est pas nécessaire que vous alliez plus loin…

      Il m'interrompit:

      – Ni vous non plus… Nous en avons tous notre compte…

      Je compris qu'il m'offrait l'hospitalité: sans répondre, je passai la barrière de la ferme avec lui. Je le suivis dans l'écurie et l'aidai à dételer le malheureux cheval, qui était fourbu. Nous préparâmes sa litière, puis Frome décrocha la lanterne du traîneau et me précéda dans la nuit. Par-dessus l'épaule, il me dit:

      – Venez!

      J'avis peine à suivre Frome dans l'obscurité: je faillis butter dans un tas de neige amoncelée devant la porte.

      De sa lourde botte, Frome nettoya la pas glissant de la porte, s'efforçant de nous ouvrir un chemin. La lanterne haute, il souleva le loquet et me devança pour me guider. J'entrai à sa suite dans un vestibule obscur et resserré: on apercevait vaguement, dans le fond, un escalier raide comme une échelle. A notre droite, un rayon de lumière indiquait la porte de la pièce dont nous avions vu du dehors la fenêtre éclairée. Avant qu'elle s'ouvrît, je perçus une voix de femme dolente et maussade.

      Frome tapait du pied sur le linoleum usé pour détacher la boue de ses bottes. Il posa le falot sur l'unique chaise du vestibule; puis il ouvrit la porte:

      – Entrez, – me dit-il.

      Pendant qu'il parlait, la voix geignarde se tut…

      Ce fut cette nuit-là que je trouvai la clef du caractère d'Ethan Frome, et que je commençai à reconstituer cette vision de son histoire.

* * * * *

      I

      Le village était enseveli sous une épaisse couche de neige et, au tournant des chemins, les vagues blanches poussées par le vent avaient déferlé jusqu'aux fenêtres des maisons. Les étoiles du Chariot semblaient pendre comme des stalactites du ciel d'acier, où scintillait de feux glacés Orion. La lune était couchée, mais la nuit restait lumineuse, et les façades blanches des maisons paraissaient grises entre les ormes; les arbustes se détachaient en noir dans cette clarté diffuse et les rayons qui filtraient par les fenêtres basses de l'église s'épandaient en nappes jaunâtres sur les moutonnements innombrables de la neige.

      Le jeune Ethan Frome avançait d'un pas rapide dans la rue déserte. Il dépassa la banque, le nouveau magasin tout en briques de Michel Eady, et les deux sapins de Norvège qui flanquaient la grille du notaire Varnum.

      Devant lui, à l'endroit où la route s'incline vers la vallée de Corbury, l'église dessinait son svelte clocher et les colonnes grêles de son portail classique. La façade demeurait dans l'ombre, et, d'un côté de l'édifice, les fenêtres du haut formaient, sur la muraille, un série de taches noires, mais celles du bas étaient éclairées et leur lumière faisait apparaître devant la porte des traces fraîches de pas et de nombreux sillons de véhicules. A l'abri d'un hangar voisin, les traîneaux formaient une longue rangée. Sur l'échine des chevaux on avait jeté de lourdes peaux de buffles et d'ours. La nuit brillait d'une sérénité admirable. L'air était sec et si pur que la sensation de froid s'atténuait et il semblait à Frome que l'atmosphère n'existait plus. Tout devenait léger entre la terre givrée qui craquait sous ses bottes et la voûte métallique du ciel. «On a la sensation du vide, – se disait-il, – comme si on était dans un tube de Crookes où le vide aurait été fait…»

      Quatre ou cinq années auparavant, il avait suivi les cours d'un institut technique, à Worcester, et manipulé quelque peu dans un laboratoire grâce à la complaisance d'un professeur de physique. Depuis, les images suggérées par cette expérience lui revenaient souvent d'une façon inattendue, malgré la direction si différente que son existence actuelle imposait à ses pensées. La mort de son père et les malheurs subséquents avaient en effet écourté ses études: il n'avait pu en retirer aucun bénéfice pratique, mais elles avaient nourri son imagination et lui avaient donné l'idée du vaste et nébuleux mystère qui se dérobe derrière les apparences quotidiennes des choses.

      Tandis qu'il cheminait à grands pas sur la neige, le sentiment de ce mystère embrasait son esprit et avivait encore la bienfaisante exaltation physique déterminée par cette marche rapide. Au bout du village, devant le péristyle de l'église, il s'arrêta pour reprendre haleine.

      La pente de la route de Corbury s'amorçait un peu au-dessous des sombres sapins qui gardaient l'entrée du notaire Varnum. C'était à cet endroit que les jeunes gens de Starkfield se retrouvaient pour s'exercer à la luge. Par les nuits claires, le carrefour devant l'église retentissait jusqu'à une heure tardive de leurs cris joyeux; mais, ce soir, aucun de leurs petits traîneaux ne dessinait sa tache noire sur la longue et blanche descente. Le silence de minuit planait sur le village. Tout ce qui veillait était rassemblé dans l'église: un lointain écho d'air à danser et les larges rais d'une lumière dorée arrivaient, confondus, des fenêtres.

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