Sous la neige. Edith Wharton

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Sous la neige - Edith Wharton

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Mattie qui tourbillonnait de main en main sous ses yeux, d'avoir pu croire ses tristes propos susceptibles de l'intéresser. Lui qui n'était jamais gai hors de sa compagnie, il considérait la gaieté de la jeune fille comme une preuve d'indifférence. Le visage qu'elle présentait à ses danseurs était le même qui s'éclairait toujours à son approche, comme une fenêtre qui reflète un coucher de soleil. Il alla jusqu'à remarquer deux ou trois gestes que, dans sa fatuité, il s'était cru réservés! C'était une certaine façon de rejeter la tête en arrière, si quelque chose l'amusait, comme pour savourer son rire avant de le laisser fuser hors de ses lèvres: c'était aussi un battement très doux de ses paupières, lorsqu'elle était heureuse ou troublée…

      Cette vue attristait le jeune homme, et son malheur réveillait ses craintes assoupies. Zeena n'avait jamais montré de jalousie à l'égard de Mattie, mais depuis quelque temps, et de plus en plus, elle se plaignait que sa besogne fût bien lourde. Sans en avoir l'air, elle profitait de toutes les occasions pour mettre en relief l'incapacité de la jeune fille.

      Zeena avait toujours été maladive, et Frome était bien obligé d'admettre que, si elle était vraiment aussi souffrante qu'elle le disait, il lui fallait, pour l'aider, un bras plus robuste que celui dont il sentait la légère pression durant les retours à la ferme. Évidemment, Mattie n'avait guère de dispositions naturelles pour la tenue d'une maison, et son éducation n'avait pas été pour remédier à ce défaut. Elle apprenait très vite, mais elle était oublieuse et rêvait volontiers. Et puis, elle n'était pas disposée à prendre sa tâche au sérieux. Ethan pensait souvent que l'instinct domestique de la jeune fille pouvait s'éveiller, et ses pâtés et ses pains sans levain devenir l'orgueil du pays… mais, les soins du ménage ne l'intéressaient guère en eux-mêmes.

      Le plus souvent elle y montrait tant de maladresse que lui-même ne pouvait s'empêcher de la taquiner; mais elle riait alors avec lui, et ce rire en commun les rapprochait davantage. D'autre part, il faisait de son mieux pour suppléer à ses efforts. Il se levait de meilleure heure que jadis pour allumer le feu de la cuisine. La nuit venue, il rentrait le bois. Il négligeait même la scierie au profit de la ferme, pour aider Mattie dans la journée, et le samedi, dans la soirée, une fois les femmes endormies, il se glissait dans la cuisine pour laver par terre. Un jour, même, Zeena l'avait surpris à la baratte, et lui avait lancé, en s'en allant, un de ses coups d'œil énigmatiques.

      Récemment, Frome avait saisi d'autres indices de sa mauvaise humeur, aussi subtils et plus inquiétants. Par un matin rigoureux de cet hiver, comme il s'habillait à la lueur douteuse de la chandelle, il avait entendu derrière lui la voix de sa femme, qui était encore couchée:

      – Le médecin trouve qu'on ne devrait pas me laisser ainsi, sans personne pour m'aider, – disait-elle.

      Ethan l'avait crue endormie. Ces mots le surprirent, bien qu'il fût habitué à un flot de paroles succédant brusquement à de longs silences mystérieux.

      Il se tourna vers le lit et la regarda, enfouie dans l'ombre, sous la courtepointe de calicot foncé. Son visage osseux avait sur la blancheur de l'oreiller une teinte terreuse.

      – Personne pour vous aider?…

      – Évidemment, si vous prétendez que nous ne pouvons pas engager une servante, lorsque Mattie sera partie!

      Frome se détourna. Le rasoir en main, la joue tendue, il faisait effort pour se voir dans la mauvaise glace accrochée au-dessus de la toilette.

      – Pourquoi diable partirait-elle?

      – Eh bien! elle se mariera, sans doute! – fit d'une voix traînante sa femme derrière lui.

      Tout en grattant son menton, Frome répliqua:

      – Oh! je ne crois pas qu'elle nous quitte tant que vous aurez besoin d'elle.

      – Je ne voudrais pourtant pas qu'on m'accusât d'empêcher une pauvre fille comme Mattie d'accepter un beau parti comme Denis Eady, – riposta l'autre, sur un ton de désintéressement dolent.

      Ethan continuait à regarder son visage dans le miroir. Il rejeta sa tête en arrière et, d'une main assurée, passa lentement le rasoir de son oreille à son menton. La posture était une suffisante excuse pour ne pas répondre aussitôt.

      – Du reste, le docteur ne comprend pas qu'on me laisse ainsi sans aucune aide, – continua Zeena. – Il m'a conseillé de vous proposer une fille dont quelqu'un lui a parlé, et qui pourrait venir…

      Ethan posa le rasoir et se prit à rire:

      – Denis Eady!… S'il ne se présente que lui comme épouseur, je ne crois pas qu'il soit nécessaire de nous enquérir d'une servante.

      – Peut-être! mais je voulais vous en parler, – insista Zeena.

      Ethan mettait ses habits en tâtonnant.

      – Soit, mais je n'ai pas le temps de parler de cela maintenant. Je suis déjà bien assez en retard, – répondit-il, en consultant sous la chandelle sa vieille montre d'argent.

      Zeena eut l'air d'accepter cette défaite. Elle retomba dans le silence, pendant qu'il jetait ses bretelles sur ses épaules et endossait sa veste. Mais, comme il se dirigeait vers la porte, elle lâcha sournoisement:

      – Je ne m'étonne pas si vous êtes en retard!… vous vous rasez tous les matins…

      Cette boutade le déconcerta plus que toutes les vagues insinuations au sujet de Denis Eady. C'était un fait que depuis l'arrivée de Mattie Silver il avait pris l'habitude de se faire la barbe chaque jour. Mais Zeena semblait si bien dormir quand il se levait, dans l'obscurité des matins d'hiver! Il en était venu à s'imaginer, en toute naïveté, qu'elle n'observait pas ce changement. Cependant il aurait dû se méfier… Une fois ou deux, déjà, il avait été surpris de voir sa femme, après des de semaines de silence, faire allusion à certains faits que sur le moment elle n'avait pas paru remarquer.

      Ces derniers temps, néanmoins, il n'y avait pas eu place dans sa pensée pour de pareilles appréhensions: Zenna était devenue pour lui une ombre impalpable; toute sa vie était concentrée dans les yeux et les paroles de Mattie Silver, et il ne concevait pas qu'il pût en être autrement…

      Maintenant, debout dans les ténèbres, à la porte de l'église, il voyait Mattie qui dansait avec Eady, – et soudain une nuée de présages funestes et négligés s'abattait sur son bonheur…

      II

      Les danseurs sortaient de la salle, Frome se rejeta en arrière de la double porte.

      De sa cachette il assista à la séparation des groupes, emmitouflés de façon grotesque. De-ci, de-là, le reflet sautillant d'une lanterne éclairait un visage congestionné par la bonne chère et la danse. Les gens de Starkfield, venus à pied, étaient les premiers à gravir le raidillon qui menait à la Grande Rue, pendant que les fermiers des environs s'installaient dans leurs traîneaux.

      – Vous ne voulez pas monter avec nous, Mattie? – cria une voix de femme dans la foule, sous le hangar.

      Le cœur d'Ethan sursauta dans sa poitrine.

      De l'endroit qu'il occupait, il ne pouvait voir ceux qui sortaient de la salle avant qu'ils eussent un peu dépassé le tambour de la porte. Il entendit répondre une voix claire:

      – Eh! non, pas par une nuit pareille!…

      Mattie était donc là, tout à côté de lui:

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