Les compagnons de Jéhu. Alexandre Dumas

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Les compagnons de Jéhu - Alexandre Dumas

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      Roland tressaillit et le regarda comme pour l'interroger. Mais, voyant que sir John n'allait pas plus loin:

      — Bon! et qui vous fait croire cela demanda-t-il.

      — Vous êtes trop bruyamment gai pour n'être pas profondément triste.

      — Oui, et cette anomalie vous étonne?

      — Rien ne m'étonne, chaque chose a sa raison d'être.

      — C'est juste; le tout est d'être dans le secret de la chose. Eh bien, je vais vous y mettre.

      — Oh! je ne vous y force aucunement.

      — Vous êtes trop courtois pour cela; mais avouez que cela vous ferait plaisir d'être fixé à mon endroit.

      — Par intérêt pour vous, oui.

      — Eh bien, milord, voici le mot de l'énigme, et je vais vous dire, à vous, ce que je n'ai encore dit à personne. Tel que vous me voyez, et avec les apparences d'une santé excellente, je suis atteint d'un anévrisme qui me fait horriblement souffrir. Ce sont à tout moment des spasmes, des faiblesses, des évanouissements qui feraient honte à une femme. Je passe ma vie à prendre des précautions ridicules, et, avec tout cela, Larrey m'a prévenu que je dois m'attendre à disparaître de ce monde d'un moment à l'autre, l'artère attaquée pouvant se rompre dans ma poitrine au moindre effort que je ferai. Jugez comme c'est amusant pour un militaire! Vous comprenez que, du moment où j'ai été éclairé sur ma situation, j'ai décidé que je me ferais tuer avec le plus d'éclat possible. Je me suis mis incontinent à l'oeuvre. Un autre plus chanceux aurait réussi déjà cent fois; mais moi, ah bien, oui, je suis ensorcelé: ni balles ni boulets ne veulent de moi; on dirait que les sabres ont peur de s'ébrécher sur ma peau. Je ne manque pourtant pas une occasion; vous l'avez vu d'après ce qui s'est passé à table. Eh bien, nous allons nous battre, n'est-ce pas? Je vais me livrer comme un fou, donner tous les avantages à mon adversaire, cela n'y fera absolument rien: il tirera à quinze pas, à dix pas, à cinq pas, à bout portant sur moi, et il me manquera, ou son pistolet brûlera l'amorce sans partir; et tout cela, la belle avance, je vous le demande un peu, pour que je crève un beau jour au moment où je m'y attendrai le moins, en tirant mes bottes? Mais silence, voici mon adversaire.

      En effet, par la même route qu'avaient suivie Roland et sir John à travers les sinuosités du terrain et les aspérités du rocher, on voyait apparaître la partie supérieure du corps de trois personnages qui allaient grandissant à mesure qu'ils approchaient.

      Roland les compta.

      — Trois. Pourquoi trois, dit-il, quand nous ne sommes que deux.

      — Ah! j'avais oublié, dit l'Anglais: M. de Barjols, autant dans votre intérêt que dans le sien, a demandé d'amener un chirurgien de ses amis.

      — Pourquoi faire? demanda Roland d'un ton brusque et en fronçant le sourcil.

      — Mais pour le cas où l'un de vous serait blessé; une saignée, dans certaines circonstances, peut sauver la vie à un homme.

      — Sir John, fit Roland avec une expression presque féroce, je ne comprends pas toutes ces délicatesses en matière de duel. Quand on se bat, c'est pour se tuer. Qu'on se fasse auparavant toutes sortes de politesses, comme vos ancêtres et les miens s'en sont fait à Fontenoy, très bien; mais, une fois que les épées sont hors du fourreau ou les pistolets chargés, il faut que la vie d'un homme paye la peine que l'on a prise et les battements de coeur que l'on a perdus. Moi, sur votre parole dhonneur, sir John, je vous demande une chose: c'est que blessé ou tué, vivant ou mort, le chirurgien de M. de Barjols ne me touchera pas.

      — Mais cependant, monsieur Roland…

      — Oh! c'est à prendre ou à laisser. Votre parole d'honneur, milord, ou, le diable m'emporte, je ne me bats pas.

      L'Anglais regarda le jeune homme avec étonnement: son visage était devenu livide, ses membres étaient agités d'un tremblement qui ressemblait à de la terreur.

      Sans rien comprendre à cette impression inexplicable, sir John donna sa parole.

      — À la bonne heure, fit Roland; tenez, c'est encore un des effets de cette charmante maladie: toujours je suis prêt à me trouver mal à lidée dune trousse déroulée, à la vue d'un bistouri ou d'une lancette. J'ai dû devenir très pâle, n'est-ce pas?

      — J'ai cru un instant que vous alliez vous évanouir.

      Roland éclata de rire.

      — Ah! la belle affaire que cela eût fait, dit-il, nos adversaires arrivant et vous trouvant occupé à me faire respirer des sels comme à une femme qui a des syncopes. Savez-vous ce qu'ils auraient dit, eux, et ce que vous auriez dit vous le premier? Ils auraient dit que j'avais peur. Les trois nouveaux venus, pendant ce temps, s'étaient avancés et se trouvaient à portée de la voix, de sorte que sir John n'eut pas même le temps de répondre à Roland.

      Ils saluèrent en arrivant. Roland, le sourire sur les lèvres, ses belles dents à fleur de lèvres, répondit à leur salut.

      Sir John s'approcha de son oreille.

      — Vous êtes encore un peu pâle, dit-il; allez faire un tour jusqu'à la fontaine; j'irai vous chercher quand il sera temps.

      — Ah! c'est une idée, cela, dit Roland; j'ai toujours eu envie de voir cette fameuse fontaine de Vaucluse, Hippocrène de Pétrarque. Vous connaissez son sonnet?

      Chiare, fresche e dolci acque Ove le belle membra Pose colei, che sofa a me par donna.

      — Et cette occasion-ci passée, je n'en retrouverais peut-être pas une pareille. De quel côté est-elle, votre fontaine?

      — Vous en êtes à trente pas; suivez le chemin, vous allez la trouver au détour de la route, au pied de cet énorme rocher dont vous voyez le faîte.

      — Milord, dit Roland, vous êtes le meilleur cicérone que je connaisse; merci.

      Et, faisant à son témoin un signe amical de la main, il s'éloigna dans la direction de la fontaine en chantonnant entre ses dents la charmante villanelle de Philippe Desportes:

      Rosette, pour un peu dabsence, Votre coeur vous avez changé. Et, moi sachant cette inconstance, Le mien autre part jai rangé. Jamais plus beauté si légère Sur moi tant de pouvoir naura; Nous verrons, volage bergère, Qui premier sen repentira.»

      Sir John se retourna aux modulations de cette voix à la fois fraîche et tendre, et qui, dans les notes élevées, avait quelque chose de la voix d'une femme; son esprit méthodique et froid ne comprenait rien à cette nature saccadée et nerveuse, sinon qu'il avait sous les yeux une des plus étonnantes organisations que l'on pût rencontrer.

      Les deux jeunes gens l'attendaient; le chirurgien se tenait un peu à l'écart.

      Sir John portait à la main sa boîte de pistolets; il la posa sur un rocher ayant la forme d'une table, tira de sa poche une petite clef qui semblait travaillée par un orfèvre, et non par un serrurier, et ouvrit la boîte. Les armes étaient magnifiques, quoique d'une grande simplicité; elles sortaient des ateliers de Menton, le grand-père de celui qui aujourd'hui est

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