Pierre Nozière. Anatole France
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Selon mon systeme, auquel il faut reconnaitre cette candeur qui fait le charme des theogonies primitives, la terre formait un large cercle autour de ma maison. Tous les jours, je rencontrais allant et venant par les rues, des gens qui me semblaient occupes a une sorte de jeu tres complique et tres amusant: le jeu de la vie. Je jugeais qu'il y en avait beaucoup, et peut-etre plus de cent.
Sans douter le moins du monde que leurs travaux, leurs difformites et leurs souffrances ne fussent une maniere de divertissement, je ne pensais pas qu'ils se trouvassent comme moi sous une influence absolument heureuse, a l'abri, comme je l'etais, de toute inquietude. A vrai dire, je ne les croyais pas aussi reels que moi; je n'etais pas tout a fait persuade qu'ils fussent des etres veritables, et quand, de ma fenetre, je les voyais passer tout petits sur le pont des Saints-Peres, ils me semblaient plutot des joujoux que des personnes, de sorte que j'etais presque aussi heureux que l'enfant geant du conte qui, assis sur une montagne, joue avec les sapins et les chalets, les vaches et les moutons, les bergers et les bergeres.
Enfin, je me representais la creation comme une grande boite de Nuremberg, dont le couvercle se refermait tous les soirs, quand les petits bonshommes et les petites bonnes femmes avaient ete soigneusement ranges.
En ce temps-la, les matins etaient doux et limpides, les feuilles vertes frissonnaient innocemment sous la brise legere. Sur le quai, sur mon beau quai Malaquais ou Mme Mathias, apres Nanette, Mme Mathias, aux yeux de braise, au coeur de cire, promenait ma petite enfance, des armes precieuses etincelaient aux etages des boutiques, de fines porcelaines de Saxe s'y etageaient, brillantes comme des fleurs. La Seine qui coulait devant moi me charmait par cette grace naturelle aux eaux, principe des choses et source de la vie. J'admirais ingenument ce miracle charmant du fleuve qui, le jour, porte les bateaux en refletant le ciel, et la nuit, se couvre de pierreries et de fleurs lumineuses. Et je voulais que cette belle eau fut toujours la meme, parce que je l'aimais. Ma mere me disait que les fleuves vont a l'Ocean et que l'eau de la Seine coule sans cesse; mais je repoussais cette idee comme excessivement triste. En cela, je manquais peut-etre d'esprit scientifique, mais j'embrassais une chere illusion; car, au milieu des maux de la vie, rien n'est plus douloureux que l'ecoulement universel des choses.
Le Louvre et les Tuileries qui etendaient en face de moi leur ligne majestueuse, m'etaient un grand sujet de doute. Je ne pouvais croire que ces monuments fussent l'ouvrage de macons ordinaires, et pourtant ma philosophie de la nature ne me permettait pas d'admettre que ces murs se fussent eleves par enchantement. Apres de longues reflexions, je me persuadais que ces palais avaient ete batis par de belles dames et de magnifiques cavaliers, vetus de velours, de satin, de dentelles, couverts d'or et de pierreries et portant des plumes au chapeau.
On sera peut-etre surpris qu'a six ans j'eusse une idee si peu exacte du monde. Mais il faut considerer que j'etais a peine sorti de Paris ou le docteur Noziere, mon pere, etait retenu toute l'annee.
J'avais fait, il est vrai, deux ou trois petits voyages en chemin de fer, mais je n'en avais tire aucun profit au point de vue de la geographie.
C'etait une science tres negligee en ce temps-la. On s'etonnera aussi que j'eusse du monde moral une conception si peu conforme a la realite des choses.
Mais songez que j'etais heureux et que les etres heureux ne savent pas grand'chose de la vie. La douleur est la grande educatrice des hommes. C'est elle qui leur a enseigne les arts, la poesie et la morale; c'est elle qui leur a inspire l'heroisme avec la pitie; c'est elle qui a donne du prix a la vie en permettant qu'elle fut offerte en sacrifice; c'est elle, c'est l'auguste et bonne douleur qui a mis l'infini dans l'amour.
En attendant ses lecons, je fus temoin d'un evenement horrible qui bouleversa de fond en comble ma conception physique et morale de l'univers.
Mais il est indispensable de vous dire tout d'abord qu'en ce temps-la un marchand de lunettes etalait ses boites sur le quai Malaquais, le long du mur de ce bel hotel de Chimay qui ouvre avec une grace si noble, sur sa cour d'honneur, les deux battants sculptes d'une porte a fronton Louis XIV.
J'etais en grande familiarite avec ce marchand de lunettes. Tous les jours, Mme Mathias, en me menant a la promenade, s'arretait devant l'etalage du lunetier. Elle lui demandait avec interet: "Eh bien! monsieur Hamoche, comment va?"
Et ils faisaient un bout de causette.
Et moi, tout en ecoutant, j'examinais les lunettes, les conserves, les pince-nez, la sebile des medailles et les echantillons mineralogiques qui etaient toute la fortune du lunetier, et qui me semblaient un grand tresor. J'etais etonne surtout de la quantite de verres bleutes que contenaient les petites vitrines de M. Hamoche et, aujourd'hui encore, je crois que M. Hamoche s'exagerait l'importance des lunettes bleues dans l'optique usuelle.
Au reste, incolores ou bleus, ses verres dormaient paisiblement dans leurs boites; personne ne les regardait, non plus que ses medailles et ses mineraux, et la rouille devorait les montures d'acier des besicles.
"Eh bien! ca va t'il mieux, les affaires?" demandait Mme Mathias.
M. Hamoche, les bras croises, morne, le regard a l'horizon, ne repondait pas.
C'etait un petit homme tout a fait chauve, avec un crane enorme, des yeux sombres et enflammes, des joues pales et une longue barbe d'un noir bleu.
Son costume, comme son air, etait etrange. Il portait une longue redingote de drap vert olive qui etait devenue jaune sur les epaules et sur le dos, et dont les pans lui tombaient aux pieds. Et il etait coiffe du plus haut chapeau de haute forme qu'on ait jamais vu, tout casse, tout luisant, prodigieux monument de misere et de vanite. Non! les affaires n'allaient pas. M. Hamoche ne ressemblait pas assez a une personne qui vend des lunettes, et ses lunettes ne ressemblaient pas assez a des lunettes qu'on achete.
Aussi bien, il etait devenu lunetier par l'injure du sort et, sous le mur de Chimay, il prenait les attitudes de Napoleon a Sainte-Helene. Lui aussi, il etait un Titan foudroye.
A juger par le peu que j'en ai retenu, ses conversations avec ma vieille bonne roulaient sur d'etranges et lointaines aventures. Il y parlait d'une longue navigation sur l'Ocean Pacifique, de campements sous les cedres rouges, et de Chinois fumeurs d'opium.
Il disait comment il avait recu un coup de couteau d'un Espagnol, dans une ruelle de Sacramento, et comment des Malais lui avaient vole son or. Ses mains tremblaient et il repetait sans cesse ce mot tragique: OR.
M. Hamoche etait alle comme tant d'autres en Californie, a la conquete de l'or. Il avait fait le reve de ces placers a fleur de terre et de ce sol prodigieux qui, a peine gratte, decouvrait des tresors.
Helas! il n'avait rapporte de la Sierra-Nevada que la fievre, la misere, la haine et le degout incurable du travail et de la pauvrete.
Mme Mathias l'ecoutait, les mains jointes sur son tablier, et elle lui repondait en hochant la tete:
"Dieu n'est pas toujours juste!"
Et nous nous en allions, elle et moi, trouble et pensifs, vers les Champs-Elysees. L'Ocean Pacifique, la Californie, les Espagnols, les Chinois, les Malais, les placers, les montagne d'or et les rivieres d'or, tout cela evidemment ne pouvait pas tenir dans le monde tel que je le concevais, et les discours du lunetier m'enseignaient que la terre ne finit point, comme je le croyais, a la place Saint-Sulpice et au pont d'Iena.
M. Hamoche m'ouvrait l'esprit, et je ne pouvais voir sa mince figure, emphatique et fievreuse, sans ressentir le frisson de l'inconnu. Il