Pierre Nozière. Anatole France

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Pierre Nozière - Anatole France

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n'avez jamais su vous soumettre en riant a la necessite, et vous portiez au milieu des miseres domestiques une ame indignee.

      Ah! Madame Mathias, Madame Mathias, que ne donnerais-je point pour vous revoir telle que vous futes, ou du moins pour savoir ce que vous etes devenue, depuis trente ans que vous avez quitte ce monde ou vous aviez si peu de joie, ou vous teniez si peu de place et que vous aimiez tant. Je l'ai senti, vous aimiez la vie, et vous vous attachiez aux affaires terrestres avec cette obstination desesperee des malheureux. Si j'avais de vos nouvelles, Madame Mathias, j'en recevrais infiniment de contentement et de paix. Dans le cercueil des pauvres ou vous vous en etes allee par un beau jour de printemps, il m'en souvient, par un de ces beaux jours dont vous goutiez si bien la douceur, chere dame, vous emportiez mille choses touchantes, tout un monde d'idees cree par l'association de votre vieillesse et de mon enfance. Qu'en avez-vous fait, Madame Mathias? La ou vous etes, vous souvient-il encore de nos longues promenades?

      Chaque jour, apres le dejeuner, nous sortions ensemble; nous gagnions les avenues desertes, les quais desoles de Javel et de Billy, la morne plaine de Grenelle, ou le vent soulevait tristement la poussiere. Ma petite main serree dans sa main rugueuse, qui me rassurait, je parcourais des yeux la rude immensite des choses. Entre cette vieille femme, ce petit garcon reveur et ces paysages melancoliques de banlieue, il y avait des harmonies profondes. Ces arbres poudreux, ces cabarets peints en rouge, l'invalide qui passait, la cocarde a la casquette; la marchande de gateaux aux pommes, assise contre le parapet, a cote de ses carafes de coco bouchees avec des citrons, voila le monde dans lequel Mme Mathias se sentait a l'aise. Mme Mathias etait peuple.

      Or, un jour d'ete, comme nous longions le quai d'Orsay, je la priai de descendre sur la berge pour voir de plus pres les grues decharger du sable, ce a quoi elle consentit tout de suite. Elle faisait toujours tout ce que je voulais, parce qu'elle m'aimait et que ce sentiment lui otait toute force. Au bord de l'eau et tenant ma bonne par un pan de sa jupe d'indienne a fleurs, je regardais curieusement la machine qui, d'un air patient d'oiseau pecheur, prenait sur le bateau les paniers pleins, puis, promenant en demi-cercle sa longue encolure, les allait verser sur la rive. A mesure que le sable s'amassait, des hommes en pantalon de toile bleue, nus jusqu'a la ceinture, la chair couleur de brique, le jetaient par pelletees contre un crible.

      Je tirai la jupe d'indienne.

      "M'ame Mathias, pourquoi ils font ca? dis, m'ame Mathias?"

      Elle ne repondit point. Elle s'etait baissee pour ramasser quelque chose a terre. Je croyais d'abord que c'etait une epingle. Elle en trouvait chaque jour deux ou trois, qu'elle piquait a son corsage. Mais, cette fois, ce n'etait pas une epingle. C'etait un couteau de poche, dont le manche de cuivre representait la colonne Vendome.

      "Montre, montre-moi ce couteau, m'ame Mathias. Donne-le moi! Pourquoi tu ne me le donnes pas, dis?"

      Immobile, muette, elle regardait le petit couteau avec une attention profonde et je ne sais quoi d'egare qui me fit presque peur.

      "M'ame Mathias, qu'est-ce que tu as, dis?"

      Elle murmura, d'une voix faible que je ne lui connaissais pas:

      "Il en avait un tout pareil.

      —Qui donc ca? M'ame Mathias, qui donc qu'en avait un tout pareil?"

      Et tiree par la robe, elle me regarda, de ses yeux brules, ou l'on ne voyait que du rouge et du noir, toute surprise, comme si elle ne me savait plus la, et elle me repondit:

      "Mais c'etait Mathias, donc; c'etait Mathias.

      —Qui Mathias?"

      Elle se passa la main sur les paupieres qui resterent froissees et tirees, mit soigneusement le couteau dans sa poche, sous son mouchoir, et me repondit:

      "Mathias, mon mari.

      —Alors, tu l'avais epouse.

      —Je l'avais epouse pour mon malheur! J'etais riche, j'avais un moulin a Aunot, pres de Chartres. Il a mange la farine, l'ane et le moulin, et tout! Il m'a mise sur la paille et, quand je n'ai plus rien eu, il m'a quittee. C'etait un ancien militaire, un grenadier de l'Empereur, blesse a Waterloo. Il avait pris du vice a l'armee."

      Tout cela m'etonnait beaucoup; je reflechis un instant et je dis:

      "Ton mari, ce n'etait pas un mari comme papa, n'est-ce pas, m'ame

       Mathias?"

      Mme Mathias ne pleurait plus; c'est avec une sorte de fierte qu'elle me repondit:

      "Des hommes comme Mathias, il n'y en a plus. Il avait tout pour lui, celui-la! Grand, fort, et beau, et malin, et jovial! Et toujours bien tenu, toujours une rose a la boutonniere. C'etait un homme bien agreable!"

       Table des matières

      L'ECRIVAIN PUBLIC

      Dans l'humble maison que ma mere gouvernait avec sagesse, Mme Mathias n'etait precisement ni femme de charge ni bonne d'enfant, bien qu'elle s'occupat du menage et me menat promener tous les jours. Son grand age, son visage fier, son caractere ombrageux et farouche, donnaient a sa domesticite un air d'independance; elle gardait dans les soins les plus familiers l'expression tragique d'une personne qui a eu des malheurs; le souvenir lui en demeurait cher, et elle le conservait precieusement au dedans d'elle. Les levres serrees par l'habitude du silence, elle n'aimait point a raconter les aventures de sa vie passee.

      Elle apparaissait dans mon imagination d'enfant comme une maison devoree par un antique incendie. Je savais seulement que, nee, ainsi qu'elle le disait, l'annee de la mort du roi, fille de riches fermiers beaucerons, de bonne heure orpheline, elle avait epouse en 1815, a l'age de vingt-deux ans, le capitaine Mathias, un bien bel homme qui, mis a la demi-solde par les Bourbons, disait leur fait aux chevaliers du Lys, qu'il appelait poliment les compagnons d'Ulysse. Mes parents etaient un peu plus instruits. Ils n'ignoraient point que le capitaine Mathias avait mange les ecus de la fermiere au Rocher de Cancale, et que, laissant ensuite sa pauvre femme sur la paille, il s'en etait alle courir les filles. Dans les premieres annees de la monarchie de Juillet, Mme Mathias l'avait retrouve, par grand hasard, tandis qu'il sortait d'un cabaret de la rue de Rambuteau, ou, rase de frais, le teint vermeil sous ses cheveux blancs, une rose a la boutonniere, il donnait chaque jour des consultations aux commercants poursuivis par les huissiers.

      Il redigeait des actes devant une bouteille de vin blanc, en souvenir de son premier etat; car il avait ete saute-ruisseau avant d'entrer au regiment. Elle l'avait repris alors; elle l'avait ramene chez elle avec une joie triomphale. Mais il n'y etait pas reste longtemps; il avait disparu un jour, emportant, disait-on, une douzaine d'ecus caches par Mme Mathias sous sa paillasse. Depuis lors, on n'avait plus de ses nouvelles. On croyait qu'il s'etait laisse mourir dans un lit d'hopital, et on l'en approuvait.

      "C'est pour vous une delivrance", disait mon pere a Mme Mathias.

      Alors des larmes brulantes et comme enflammees montaient aux yeux de Mme

       Mathias; ses levres tremblaient, et elle ne repondait pas.

      Or, un jour de printemps, Mme Mathias, ayant serre sur ses epaules son terrible chale noir, m'emmena promener a l'heure accoutumee. Mais elle ne me conduisit pas ce jour-la aux Tuileries, notre jardin royal et familier, ou tant de fois, laissant ma balle et mes billes,

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