C'Était ainsi. Cyriel Buysse

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C'Était ainsi - Cyriel Buysse

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luisantes, s'arrêtaient avec un craquement collant, en une tension dernière. Les boules du régulateur se repliaient sur leurs axes; le monstrueux volant se figeait contre le mur; le robinet de vapeur, dans un dernier soupir, rendait l'âme. En hâte on éteignait les lampes; et, dans un flic-floc de sabots, leur gamelle et leur bissac à la main, les ouvriers rentraient au logis.

      Resté le dernier, le chauffeur, à grandes pelletées de charbon mouillé et de cendre, couvrait le foyer des chaudières et s'en allait fermer les portes.

      La journée de travail était finie.

       Table des matières

      Régulièrement, neuf hommes étaient occupés dans l'huilerie et la minoterie. Bruun, le chauffeur, se considérait un peu comme leur chef. C'était un homme entre deux âges, aux traits fins et à la belle barbe noire. Assez bon mécanicien, il était intelligent et débrouillard, mais il avait un caractère hargneux, difficile; cause de grabuge, parfois, parmi les autres ouvriers. Méfiant envers tout le monde, il avait la mauvaise habitude d'écouter aux portes et d'épier par le trou des serrures. Avec cela fort envieux et d'un tempérament très amoureux; quoique marié, la terreur des ouvrières, principalement de Zulma, surnommée «La Blanche», qu'il excédait de ses assiduités.

      Par ordre d'importance venait ensuite Berzeel, le plus âgé des «huiliers». Au fond, toute l'importance de Berzeel, c'était d'avoir été le premier ouvrier embauché par M. de Beule. Un petit bougre d'une cinquantaine d'années, la mine insolente et infirme d'une jambe, qu'il levait haut à chaque pas, comme s'il franchissait un obstacle. Cette patte folle, comme disaient les autres, était le résultat d'une rixe violente au couteau, où Berzeel, jadis, avait mordu la poussière. Le soir d'un dimanche, on l'avait ramassé, ainsi arrangé, à moitié mort, devant un cabaret. De mémoire d'homme Berzeel avait toujours été un farouche batailleur. Doux comme un agneau et diligent comme pas un, tant qu'il était à jeun et n'avait pas un sou en poche, il travaillait toute la semaine sans presque lever les yeux ni prononcer un mot; mais à peine avait-il touché sa paye du samedi et échangé ses frusques de misère contre le beau costume du dimanche, qu'il devenait soudain un autre homme, un diable incarné, en vérité. En semaine il logeait avec son frère chez un des petits locataires de M. de Beule; mais son domicile était à un autre village, assez éloigné de la fabrique, et c'était là qu'il se rendait chaque samedi, pour y finir la semaine.

      Ce jour-là il avait la permission de quitter la fabrique quelques heures avant les autres ouvriers. Il partait à pied, pipe au bec, bâton à la main, casquette sur l'oreille, par les belles campagnes amples et luxuriantes. Il avait le sourire, ses yeux brillaient, il lançait un jet de salive à droite, à gauche, comme s'il y eût eu en lui surabondance de sève. C'était délicieux d'aise, de liberté, de légèreté après cette longue semaine de sombre emprisonnement dans la «fosse»; mais la route était longue et la patte folle vite lasse; aussi, pour ne pas aller trop loin d'une seule traite, s'arrêtait-il bientôt devant un petit cabaret, où il entrait prendre une goutte et quelques minutes de repos. Il avait son argent en poche; il le sentait dans son gousset comme une présence chaude et vivante. Pour qui donc aurait-il en besoin de se gêner? il sirotait sa goutte; et, comme c'était bien bon, il en prenait encore une; et parfois une troisième, jusqu'à ce qu'il fût complètement retapé. Alors il partait, avec la ferme intention de ne plus s'arrêter avant son cher village. Mais, en route, la patte folle se fatiguait de nouveau; et puis, il y avait là, le long du chemin, d'autres petits caboulots dont il connaissait trop bien les gens, qui le prendraient en mauvaise part, s'il passait sans entrer: bref, d'un cabaret dans l'autre, il se saoulait abominablement, au point de s'effondrer devant une porte ou sous une table. Dès lors, il n'était plus question de marcher. On le ramassait; on attendait le passage d'un camion ou d'une carriole; on le hissait dans le véhicule; et c'était ainsi qu'il arrivait chez lui, inerte, tel un colis qui, après des péripéties variées, parvient finalement à destination.

      Même s'il pouvait dormir, le sommeil, non plus que le repos dominical, ne parvenaient à le dessoûler. Au contraire. L'énorme quantité d'alcool qu'il avait absorbée continuait de bouillonner et fermenter en lui; malgré les supplications de sa soeur, avec laquelle il demeurait, de grand matin il repartait, soi-disant pour aller à la messe, mais en réalité pour recommencer à boire dans les caboulots des abords de l'église. Comme il avait l'alcool mauvais, il cherchait noise, se battait, ne rentrait ni pour le repas de midi, ni pour celui du soir; et généralement il fallait que sa soeur allât le chercher de nuit dans les assommoirs et s'estimât heureuse lorsqu'elle parvenait, avec des peines inouïes, à le ramener enfin sous leur toit. Il y cuvait sa saoulerie dans un sommeil de brute pendant dix à douze heures, si bien qu'il n'était pas à son ouvrage à la fabrique le lundi matin; le plus souvent il n'y revenait qu'au cours de l'après-midi, et parfois même le mardi matin, la face tuméfiée, les yeux lui sortant de la tête, puant le genièvre à dix mètres, méconnaissable, au point qu'on eût dit un autre homme. M. de Beule et son fils roulaient alors des yeux terribles, mais sans trop oser lui en dire; Berzeel, de son côté, l'oreille basse, la mine honteuse, cherchait une vague excuse, promettait de ne plus recommencer. Il se mettait à l'ouvrage et toute la semaine travaillait en bête de somme; et, le samedi suivant, on voyait d'avance s'allumer dans ses yeux la lueur folle de nouvelles orgies.

      Aux presses, à côté de Berzeel, se trouvait Pierken, son frère. Pierken ne ressemblait en rien à Berzeel; jamais on ne se serait douté qu'ils étaient frères. Pierken était petit, rond et gras, avec des joues poupines et roses, luisantes comme des pommes mûres. Il ne buvait jamais d'alcool, sauf la traditionnelle goutte du matin et celle du soir apportées par la vieille Sefietje. Il faisait des économies. Le dimanche, au lieu d'aller au cabaret comme Berzeel, il restait bien tranquillement chez lui, à lire son petit journal d'un sou. Il y puisait une forte dose de connaissances et de sagesse; peu à peu, sans qu'il s'en rendît bien compte, se développait en lui une intelligence rudimentaire des grandes questions sociales touchant les rapports entre le Capital et le Travail. Cela le troublait profondément, le rendait parfois inquiet et mécontent. Il apportait la petite feuille à la fabrique; pendant le repos du matin et de l'après-midi, il en lisait à haute voix des passages aux autres ouvriers et leur demandait ce qu'ils en pensaient. En lui vivait une conscience obscure d'injustice subie, de duperie; le sentiment aigu que lui, et aussi les autres, ne recevaient pas l'équivalent de ce qu'ils produisaient par leur travail. Pourquoi était-ce ainsi? Et pourquoi devrait-il en être ainsi, toujours? Pourquoi M. de Beule et son fils, qui travaillaient seulement lorsqu'il leur plaisait de travailler, pouvaient-ils vivre dans le luxe et l'abondance, alors qu'eux, les pauvres bougres, devaient trimer chaque jour, du matin au soir, toute leur vie, sans aucun espoir de gagner jamais autre chose que leur misérable pain quotidien? Ce problème accablant, que Pierken ruminait constamment, le rendait bien souvent morose et triste. Cela ne se traduisait pas en mauvais vouloir ni esprit de révolte; mais Pierken était mécontent, toujours et en toute chose mécontent de son sort; et il s'acquittait de son travail uniquement par contrainte, sans la moindre satisfaction ni joie. Pour rien au monde il ne serait resté à son établi une minute de plus qu'il n'était strictement nécessaire. Le samedi, lorsqu'il recevait sa paye, à peine grommelait-il un sourd merci, estimant que c'étaient plutôt les maîtres qui avaient à le remercier, en raison de la valeur considérable qu'il leur avait fournie en travail, pour la misère qu'ils lui donnaient en retour. M. de Beule et M. Triphon, son fils, n'aimaient pas du tout Pierken et plus d'une fois il avait été question de le renvoyer. Ils hésitaient encore par égard pour Berzeel, qui était un excellent ouvrier quand il n'avait pas bu; mais M. de Beule lui avait défendu sur un ton péremptoire d'apporter à la fabrique ce sale petit canard et d'en lire des passages à haute voix pendant les repos du matin et de l'après-midi.

      Auprès de Pierken se trouvait Leo. Agé de quarante ans, Leo était trapu, râblé et fort comme un petit taureau. Parfois, durant des demi-journées, il se renfermait dans un mutisme

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