C'Était ainsi. Cyriel Buysse

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C'Était ainsi - Cyriel Buysse

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à partir avec lui; et lorsqu'il était dans une de ses heures folles, il était préférable de s'écarter de son chemin, car il vous aurait renversé, rien que pour le plaisir de vous voir par terre et de danser la gigue autour de vous. En réalité, de tous les ouvriers de la fabrique, il était le plus fort, le meilleur, le plus agile et le plus endurant. Et, comme il le savait très bien, il supportait assez mal que Pierken, par exemple, qu'il considérait comme un feignant, prît de ces airs de supériorité intellectuelle et se posât un peu en chef spirituel de l'équipe grâce à ces blagues qu'il cueillait dans son petit canard. Leo était l'homme dont on avait toujours besoin quand il s'agissait d'une besogne exigeant une grande célérité et une force physique peu ordinaire. Dans ces cas-là, d'ordinaire, on lui demandait son aide comme une faveur, et rarement en vain, car il était fier de sa force et de son adresse. Si le hasard voulait qu'il fût dans une de ses heures renfrognées, il acquiesçait d'un simple signe de tête sans prononcer un mot; mais s'il était dans une de ses heures folles, il répondait par une sorte de cri effroyable, un «oui» qui se décomposait en «Oooo … uuuuu … iiiii …», un long rugissement rauque et tellement sonore qu'il dominait entièrement le vacarme effréné des pilons et, à travers le jardin, allait retentir jusque dans la maison: M. de Beule en sursautait ses registres et parfois accourait avec effarement demander à la fabrique quel malheur était arrivé. Les hurlements sauvages et sans motif mettaient le patron hors de lui; mais au moment où il arrivait en trombe, c'était généralement fini; et il devait se contenter de vagues menaces contre ceux qui se conduisaient comme des bêtes fauves et mériteraient d'être enfermés dans une cage, ou une maison d'aliénés. M. de Beule et son fils,—surtout son fils,—n'aimaient pas du tout Leo, qu'ils considéraient comme une brute dangereuse. Mais ils se seraient bien gardés de le renvoyer: il faisait l'ouvrage de deux!

      Après Leo, Poeteken. Il était bon que le délicat Poeteken eût sa place à côté du vigoureux Leo, car l'aide du fort suppléait bien des fois à l'insuffisance du faible.

      Poeteken était très petit, très noir, très maigre. On eût dit un gnome, et chaque fois il lui fallait se dresser sur la pointe des pieds pour atteindre le câble de son pilon. Tout de même, il était plus résistant qu'on aurait pensé à première vue. Il était bien proportionné, sous un tout petit format, mais sans tares apparentes et il faisait son travail comme les autres. C'était un petit homme silencieux, très renfermé, avec de grands yeux pensifs. La plupart du temps il ne disait rien, mais parfois il était bien obligé de sourire malgré lui aux farces de Leo et des copains; et alors son petit visage s'animait soudain d'une vie intense, et ses yeux brillaient d'une passion ardente. Cette passion était réellement en lui, profonde et cachée. Poeteken, le nabot, le gosse, le petit bout d'homme était sérieusement épris d'une des ouvrières de la fabrique: Zulma, surnommée «La Blanche», la pauvre albinos, blanche de cheveux, blanche de sourcils, blanche de tout, celle que Bruun, le chauffeur, s'efforçait de «chauffer». Les autres ouvriers s'égayaient follement de ces surprenantes amours. Ils ne rataient jamais une occasion de s'en amuser; les enfants, disaient-ils, s'il en naissait d'une telle union, seraient mouchetés, blanc et noir, comme des chiots. Poeteken souriait, laissait dire, ne répondait rien à ces allusions d'ailleurs sans méchanceté. Seul, Bruun, mauvais, ne supportait pas les familiarités de Poeteken à l'égard de «La Blanche». D'une jalousie féroce, il les épiait sans cesse: lorsqu'ils se trouvaient à proximité l'un de l'autre, on le voyait guetter par des trous de serrure et des fentes de porte, en poussant de sourdes exclamations: «Comment est-il possible, une si belle femme avec ce mal foutu!»

      A côté de Poeteken se trouvait Free, bon géant aux épaules carrées, à la poitrine fortement bombée. Avec son apparence herculéenne, il était en réalité d'une santé plutôt chancelante, car il souffrait beaucoup de l'asthme. On le voyait parfois haleter à son établi, comme un poisson hors de l'eau. Cela durait souvent des jours entiers, où il faisait triste figure. Mais, la crise passée, il semblait renaître à la vie; et alors il n'y avait pas d'homme plus amusant, plus spirituel dans toute l'équipe. Surtout avec les femmes il était drôle. Non pas qu'il leur fît la cour le moindrement; mais il savait dire, d'un air tranquille et souriant, des choses d'un cynisme effarant, qui empourpraient le visage des ouvrières, pendant que les hommes se tordaient de rire. En général les femmes le haïssaient. Elles ne l'appelaient jamais autrement que «le grand voyou» et ne se gênaient pas pour lui jeter ce nom à la face. Alors Free souriait calmement dans sa barbe rugueuse et, d'un seul mot bien tapé, les faisait fuir comme si c'eût été le diable. Et chaque fois que Sefietje apparaissait, matin et soir, avec la bouteille de genièvre, c'était toute une scène: Free, grand amateur d'alcool, ne pouvait néanmoins s'empêcher de lutiner la vieille fille, qui, régulièrement, essayait de se venger en ne remplissant pas son verre jusqu'au bord. Free faisait semblant de ne rien voir, mais ne touchait pas à sa goutte.

      —Allons, grand voyou, buvez, je n'ai pas de temps à perdre, grommelait

       Sefietje.

      —Est-ce qu'il est déjà plein? s'écriait Free en faisant l'étonné.

      Il se baissait, regardait le verre avec la plus grande attention; et alors c'était la plaisanterie habituelle:

      —Sefietje, ma fille, faut pas te gêner. Ça m'est égal qu'il n'y ait rien au fond du verre, mais soigne le dessus, hein … Remplis-le bien en haut, ça me suffit.

      Les ouvriers se tordaient; et, malgré sa mauvaise volonté évidente,

       Sefietje était bien forcée de remplir le verre jusqu'au bord avant que

       Free consentît à y poser les lèvres.

      —C'est bon, Free? ricanaient les hommes.

      —Comme du sucre! répondait Free en rendant le verre vide à la servante avec un claquement des lèvres.

      Avec Free voisinait Fikandouss-Fikandouss. Quand et pourquoi on lui avait donné ce sobriquet, nul ne savait. De son vrai nom il s'appelait Feelken, mais tout le monde disait Fikandouss-Fikandouss; et lui-même aimait à répéter le mot et à l'appliquer, non seulement à sa propre personne, mais à un tas de choses qui n'avaient rien à voir avec lui. Si, par exemple, il voyait Poeteken dans un coin en conversation avec «La Blanche», il criait «Fikandouss-Fikandouss». A l'entrée de Sefietje avec sa bouteille, matin et soir, c'était «Fikandouss-Fikandouss». Tout était «Fikandouss», et Fikandouss lui-même s'amusait énormément de ce mot qui ne voulait rien dire et qui disait tout, parce qu'il était applicable à tout et à chacun. En présence d'un étranger, qui par hasard lui en demandait le sens, sa joie était au comble; il était secoué d'une véritable crise de rire. Aux yeux des autres il passait pour légèrement maboul. Il lui arrivait de chanter à tue-tête, pendant des heures, en plein vacarme des pilons. A d'autres moments, il se renfermait dans un mutisme maussade, un peu comme Leo. Il semblait alors porter le poids de graves soucis; et parfois il pleurait, sans qu'il fût rien arrivé et sans que personne comprît pourquoi. Si on lui en demandait la raison, si on insistait, il prétendait souffrir de violents maux de tête. Certaines fois, comme Free, il avalait sa goutte avec délice en disant que ça passait comme du sucre; d'autres jours il la refusait obstinément, et la passait à Free, qui le bénissait pour ce bienfait et lui promettait des jouissances divines dans un monde meilleur. Personne ne comprenait très bien le fond du caractère de Fikandouss. Il était étrange et déconcertant. Par exemple, dans son attitude vis-à-vis des femmes, il vous déroutait absolument. Ou bien il ne les regardait même pas, ou il se précipitait sur elles, comme pour les violenter. C'était pure bouffonnerie, d'ailleurs. Il recevait une gifle et se sauvait, avec un rire, disant que c'était «Fikandouss-Fikandouss».

      Et, enfin, dernier de la longue rangée, se tenait Ollewaert, le petit bossu. Court sur pattes, il portait toujours un pantalon trop long et trop large, qui lui retombait sur les pieds. Sa bosse s'avançait presque en pointe, et son visage présentait comme une autre bosse en réduction: l'énorme chique de tabac

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