Histoire de la peinture en Italie. Stendhal
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Dans le moyen âge, comme de nos jours, la force faisait tous les droits; mais aujourd'hui la puissance cherche à donner à ses actions l'apparence de la justice. Il y a mille ans que l'idée même de justice existait à peine dans la tête de quelque baron puissant, qui, confiné dans son château, pendant les longues journées d'hiver, s'était quelquefois avisé de réfléchir. Le commun des hommes réduits à l'état de brute ne songeait chaque jour qu'à se procurer les aliments nécessaires à sa subsistance. Les papes, dont la puissance ne consistait que dans celle de quelques idées, avaient donc, au milieu de ces sauvages dégradés, le rôle du monde le plus difficile à jouer. Comme il fallait ou périr ou être habile, là, comme ailleurs, le talent naquit de la nécessité. Sous ce rapport, plusieurs papes du moyen âge ont été des hommes extraordinaires.
On sent bien qu'il ne s'agit ici ni de religion, ni à plus forte raison de morale. Ils ont su, sans force physique, dominer sur des animaux féroces, qui ne connaissaient que l'empire de la force: voilà leur grandeur.
Pour être riches et puissants, ils n'eurent qu'à bien établir qu'il y avait un enfer, que certaines fautes y conduisaient, et qu'ils avaient le pouvoir d'effacer ces fautes. Tout le reste de la religion fut forcé de servir d'appui à ce petit nombre de vérités.
Nous rions aujourd'hui des moines qui allaient vendre leurs indulgences dans les cabarets; mais nous sommes moins conséquents que ceux qui les achetaient. Une absolution d'assassinat coûtait vingt écus[3]. Le seigneur d'une ville avait-il besoin de se défaire d'une vingtaine de citoyens récalcitrants, il faisait une dépense de quatre cents écus, et, son indulgence dans la poche, leur faisait couper la tête sans nulle crainte de l'enfer. Comment lui en serait-il resté? Celui qui lui vendait l'indulgence n'avait-il pas le pouvoir de lier et de délier sur la terre[4]? Le prêtre qui donnait l'absolution pouvait avoir tort; mais elle était bonne pour celui qui la recevait, ou il n'y a plus de catholicisme. C'est à la ferme croyance dans le sacrement de la pénitence et dans les indulgences qu'il faut attribuer les mœurs si sanguinaires et si énergiques des républiques italiennes. Il y avait aussi des indulgences pour des péchés plus aimables, et vous apercevez dans le lointain la renaissance des beaux-arts.
Chaque année, l'Italie voyait quelqu'une de ses villes passer sous le joug d'un tyran, ou le chasser de ses murs. Cet état de république naissante, ou de tyrannie mal affermie, faisant la cour aux riches, qui fut celui de toutes les cités pendant les deux ou trois siècles qui précédèrent les arts, donne un singulier ensemble de civilisation. Les passions des gens riches, excitées par le loisir, l'opulence et le climat, ne peuvent trouver de frein que dans l'opinion publique ou la religion. Or, de ces deux liens, le premier n'existe pas encore, et le second s'évanouit au moyen d'indulgences achetées et de confesseurs à gages. C'est en vain qu'on demanderait à la froide expérience de nos jours l'image des tempêtes qui agitaient ces âmes italiennes. Le lion rugissant a été enlevé à ses forêts et réduit au vil état domestique. Pour le revoir dans toute sa fierté, il faut pénétrer dans les Calabres[5].
Les nerfs des peuples du midi leur font concevoir vivement les tourments de l'enfer. Rien ne borne leur libéralité envers les choses ou les personnes qu'ils regardent comme sacrées.
Telle est la troisième cause de l'éclat extraordinaire que jetèrent les arts en Italie. Il fallait un peuple riche, rempli de passions, et souverainement religieux. Un enchaînement de hasards uniques fit naître ce peuple, et il lui fut donné de recevoir les plaisirs les plus vifs par quelques couleurs étendues sur une toile.
«La patrie, dit Platon, nom si tendre aux Crétois.» Il en est de même de la beauté au delà des Alpes. Après trois siècles de malheurs, et quels malheurs! les plus affreux, ceux qui avilissent, on n'entend encore prononcer nulle part comme en Italie: «O Dio, com'è bello[6]!»
En Europe, l'éclipse des lumières de l'antiquité avait été complète. Les moines que les croisades conduisirent en Orient prirent quelques idées chez les Grecs de Constantinople et chez les Arabes, peuples subtils qui faisaient consister la science plutôt dans la finesse des aperçus que dans la vérité des observations. C'est ainsi que nous est venue la théologie scolastique, dont on se moque tant aujourd'hui; théologie qui n'est pas plus absurde qu'une autre, et qui exige, pour être apprise comme la savait un moine du treizième siècle, une force de tête, un degré d'attention, de sagacité et de mémoire qui n'est peut-être pas très-commun parmi les philosophes qui s'en moquent, parce qu'il est de mode de s'en moquer. Ils feraient mieux de nous expliquer comment cette éducation de la fin du moyen âge, si ridicule dans ce qu'elle enseignait, mais qui obligeait ses élèves à une telle force d'attention[7], a produit la chose la plus étonnante que présente l'histoire: la réunion des grands hommes qui, au seizième siècle, se présentèrent à la fois pour remplir tous les rôles sur la scène du monde.
C'est en Italie que ce phénomène éclate dans toute sa splendeur. Quiconque aura le courage d'étudier l'histoire des nombreuses républiques qui en ce pays cherchèrent la liberté, à l'aurore de la civilisation renaissante, admirera le génie de ces hommes, qui se trompèrent sans doute, mais dans la recherche la plus noble qu'il soit donné à l'esprit humain de tenter. Elle a été découverte depuis, cette forme heureuse de gouvernement; mais les hommes qui arrachèrent à l'autorité royale la constitution d'Angleterre étaient, j'ose le dire, fort inférieurs en talents, en énergie et en véritable originalité aux trente ou quarante tyrans que le Dante a mis dans son enfer, et qui vivaient en même temps que lui vers l'an 1300[8].
Telle est, dans tous les genres, la différence du mérite de l'ouvrage à celui de l'ouvrier. J'avouerai sans peine que les peintres les plus remarquables du treizième siècle n'ont rien fait de comparable à ces estampes coloriées que l'on voit modestement étalées à terre dans nos foires de campagne, et que le paysan achète pour s'agenouiller devant elles. L'amplification du moindre élève de rhétorique l'emporte de beaucoup sur tout ce qui nous reste de l'abbé Suger ou du savant Abailard. En conclurai-je que l'écolier du dix-neuvième siècle a plus de génie que les hommes marquants du douzième? Cette époque, dont l'histoire découvre des faits si étranges, n'a laissé de monuments frappants pour tous les yeux que les tableaux de Raphaël et les vers de l'Arioste. Dans l'art de régner, celui de tous qui frappe le plus le commun des hommes, parce que les hommes du commun n'admirent que ce qui leur fait peur; dans l'art d'établir et de conduire une grande puissance, le seizième siècle n'a rien produit. C'est que chacun des hommes extraordinaires qui font sa gloire se trouva contenu par d'autres hommes aussi forts.
Voyez l'effet que Napoléon vient de produire en Europe. Mais, tout en rendant justice à ce qu'il y avait de grand dans le caractère de cet homme, voyez aussi l'état de nullité où se trouvaient plongés, à son entrée dans le monde, les souverains du dix-huitième siècle.
Vous voyez l'étonnement du vulgaire et l'admiration des âmes ardentes faire la force de l'empereur des Français; mais placez un instant, par la pensée, sur les trônes de l'Allemagne, de l'Italie et de l'Espagne, des Charles-Quint, des Jules II, des César Borgia, des Sforce, des Alexandre VI, des Laurent et des Côme de Médicis; donnez-leur pour ministres les Moron, les Ximénès, les Gonzalve de Cordoue, les Prosper Colonne, les Acciajuoli, les Piccinino, les Caponi, et voyez si les aigles de Napoléon voleront avec la même facilité aux tours de Moscou, de Madrid, de Naples,