Histoire de la peinture en Italie. Stendhal
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«Ces vertus, dont vous êtes si fiers, ne sont que des vertus privées. Comme prince, vous êtes nul; les tyrans d'Italie, au contraire, eurent des vices privés et des vertus publiques. Ces caractères donnent à l'histoire quelques anecdotes scandaleuses, mais lui épargnent à raconter la mort cruelle de vingt millions d'hommes. Pourquoi le malheureux Louis XVI n'a-t-il pu donner à son peuple la belle constitution de 1814? J'irai plus loin; ces chétives vertus même dont on nous parle avec tant de hauteur, vous y êtes forcés. Les vices d'Alexandre VI vous jetteraient hors du trône en vingt-quatre heures. Reconnaissez donc que tout homme est faible à la tentation du pouvoir absolu, aimez les constitutions, et cessez d'insulter au malheur.»
Aucun de ces tyrans que je protége ne donna de constitution à son peuple; à cette faute près[9], on admire, malgré soi, la force et la variété des talents qui brillèrent dans les Sforce de Milan, les Bentivoglio de Bologne, les Pics de la Mirandole, les Cane de Vérone, les Polentini de Ravenne, les Manfredi de Faenza, les Riario d'Imola. Ces gens-là sont peut-être plus étonnants que les Alexandre et les Gengis, qui, pour subjuguer une part de la terre, eurent des moyens immenses. Une seule chose ne se trouve jamais chez eux, c'est la générosité d'Alexandre prenant la coupe du médecin Philippe. Un autre Alexandre, un peu moins généreux, mais presque aussi grand homme, dut rire de bien bon cœur lorsque son fils César le sollicita en faveur de Pagolo Vitelli. C'était un seigneur ennemi de César, que, sous les promesses les plus sacrées, celui-ci avait engagé à une conférence près de Sinigaglia, de compagnie avec le duc de Gravina. A un signal donné, le duc et Pagolo Vitelli furent jetés à ses pieds percés de coups de poignards; mais Vitelli, en expirant, supplie César d'obtenir pour lui, du pape son père et son complice, une indulgence in articulo mortis. Le jeune Astor, seigneur de Faenza, était célèbre par sa beauté; il est forcé de servir aux plaisirs de Borgia; on le conduit ensuite au pape Alexandre, qui le fait périr par la corde. Je vous vois frémir; vous maudissez l'Italie: oubliez-vous que le chevaleresque François Ier laissait commettre des crimes à peu près aussi atroces[10]?
César Borgia, le représentant de son siècle, a trouvé un historien digne de son esprit, et qui, pour se moquer de la stupidité des peuples, a développé son âme. Léonard de Vinci fut quelque temps ingénieur en chef de son armée.
De l'esprit, de la superstition, de l'athéisme, des mascarades, des poisons, des assassinats, quelques grands hommes, un nombre infini de scélérats habiles et cependant malheureux[11], partout des passions ardentes dans toute leur sauvage fierté: voilà le quinzième siècle.
Tels furent les hommes dont l'histoire garde le souvenir; tels furent sans doute les particuliers qui ne purent différer des princes qu'en ce que la fortune leur offrit moins d'occasions.
Des hauteurs de l'histoire veut-on descendre aux détails de la vie privée, supprimez d'abord toutes ces idées raisonnables et froides sur l'intérêt des sociétés qui font la conversation d'un Anglais pendant les trois quarts de sa journée. La vanité ne s'amusait pas aux nuances; chacun voulait jouir. La théorie de la vie n'était pas avancée; un peuple mélancolique et sombre n'avait pour unique aliment de sa rêverie que les passions et leurs sanglantes catastrophes.
Ouvrons les confessions de Benvenuto Cellini, un livre naïf, le Saint-Simon de son âge; il est peu connu, parce que son langage simple et sa raison profonde contrarient les écrivains phrasiers[12]. Il a cependant des morceaux charmants: par exemple, le commencement de ses relations avec une grande dame romaine nommée Porzia Chigi[13]; cela est comparable, pour la grâce et le naturel divin, à l'histoire de cette jeune marchande que Rousseau trouva à Turin[14], madame Basile.
On connaît le Décaméron de Boccace. Le style, imité de Cicéron, est ennuyeux; mais les mœurs de son temps ont trouvé un peintre fidèle. La Mandragore de Machiavel est une lumière qui éclaire au loin; il n'a manqué à cet homme pour être Molière qu'un peu plus de gaieté dans l'esprit.
Prenons au hasard un recueil d'anecdotes du seizième siècle.
Je dis indifféremment dans tout ceci le quinzième siècle ou le seizième; les chefs-d'œuvre de la peinture sont du commencement du seizième siècle, où tout le monde était encore gouverné par les habitudes du quinzième[15].
Côme Ier, qui régna dans Florence peu après les grands peintres, passait pour le prince le plus heureux de son temps; aujourd'hui l'on plaindrait ses malheurs. Il eut, le 14 avril 1542, une fille nommée Marie, qui, en avançant en âge, parut ornée de cette rare beauté, apanage brillant des Médicis. Elle fut trop aimée d'un page de son père, le jeune Malatesti de Rimini. Un vieux Espagnol, nommé Médiam, qui gardait la princesse, les surprit un matin dans l'attitude du joli groupe de Psyché et l'Amour[16].
La belle Marie mourut empoisonnée; Malatesti, jeté dans une étroite prison, parvint à s'échapper douze ou quinze ans après. Il avait déjà gagné l'île de Candie, où son père commandait pour les Vénitiens; mais il tomba sous le fer d'un assassin. Tel était l'honneur de ces temps, le cruel honneur qui remplace la vertu des républiques, et n'est qu'un vil mélange de vanité et de courage.
La seconde fille de Côme fut mariée au duc de Ferrare Alphonse; aussi belle que sa sœur, elle eut le même sort: son mari la fit poignarder.
Leur mère, la grande-duchesse Éléonore, allait cacher sa douleur dans ses beaux jardins de Pise; elle y était avec ses deux fils, don Garzia et le cardinal Jean de Médicis, au mois de janvier 1562. Ils prirent querelle à la chasse pour un chevreuil que chacun voulait avoir tué: don Garzia poignarda son frère. La duchesse, qui l'adorait, eut horreur de son crime, fut au désespoir, et pardonna. Elle compta sur les mêmes mouvements dans l'âme de son époux; mais le crime était trop récent. Côme, transporté de fureur à la vue du meurtrier, s'écria qu'il ne voulait point de Caïn dans sa famille, et le perça de son épée. La mère et les deux fils furent portés ensemble au tombeau. Côme fut distrait par le mélange de courage et de finesse dont il avait besoin pour avilir des cœurs brûlants encore pour la liberté[17]. Il y réussit, et son fils, le grand-duc François, sans inquiétude pour sa couronne, put se livrer à l'amour des plaisirs.
L'histoire de sa mort, causée volontairement par une femme qui l'aimait, est vraiment singulière.
Vers l'an 1563, Pietro Buonaventuri, jeune Florentin aimable et sans fortune, quitta sa patrie pour chercher un meilleur sort. Il s'arrêta dans Venise, chez un marchand de son pays, dont la maison se trouvait située précisément dans la ruelle du palais Capello. La façade, suivant l'usage, donnait sur le canal. Il n'était bruit dans la ville que de la beauté de Bianca, la fille du maître de ce palais, et de la sévérité avec laquelle on la gardait.
Bianca ne pouvait, sous aucun prétexte, paraître aux fenêtres qui donnaient sur le canal; elle s'en dédommageait en prenant l'air tous les soirs à une petite fenêtre très-élevée, qui avait jour sur la rue étroite habitée par Buonaventuri. Il la vit et l'aima; mais quelle apparence de s'en faire aimer? Un pauvre marchand prétendre à une fille de la première noblesse, et la plus recherchée de Venise! Il voulut renoncer à une passion chimérique. L'amour le ramenait toujours sous la petite fenêtre. Un de ses amis, le voyant au désespoir,