Cet obscur objet du désir / Этот смутный объект желания. Книга для чтения на французском языке. Пьер Луис

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Cet obscur objet du désir / Этот смутный объект желания. Книга для чтения на французском языке - Пьер Луис Littérature classique (Каро)

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quitter la ville, l’aspect lamentable du nôtre la faisait rire aux éclats.

      Je l’aidai à prendre ses paquets; je voulais les faire porter, mais elle refusa. Elle en avait six. Rapidement, elle enfila les six anses comme elle put, une à l’épaule, la seconde au coude, et les quatre autres dans les mains.

      Elle s’enfuit en courant.

      Je la perdis de vue.

      Vous voyez, monsieur, combien cette première rencontre est insignifiante et vague. Ce n’est pas un début de roman: le décor y tient plus de place que l’héroïne, et j’aurais pu n’en pas tenir compte; mais quoi de plus irrégulier qu’une aventure de la vie réelle? Cela commença vraiment ainsi.

      J’en jurerais aujourd’hui: si l’on m’avait demandé, ce matin-là, quel était pour moi l’événement de la nuit, quel souvenir j’aurais plus tard de ces quarante heures entre cent mille, j’aurais parlé du paysage et non de Concha Perez.

      Elle m’avait amusé vingt minutes. Sa petite image m’occupa une fois ou deux encore, puis le courant de mes affaires m’entraîna autre part et je cessai de penser à elle.

      V. Où la même personne reparaît dans un décor plus connu

      L’été suivant, je la retrouvai tout à coup.

      J’étais depuis longtemps revenu à Séville, assez tôt pour reprendre encore une liaison déjà ancienne et pour la rompre.

      De ceci, je ne vous dirai rien. Vous n’êtes pas ici pour entendre le récit de mes mémoires et j’ai d’ailleurs peu de goût à livrer des souvenirs intimes. Sans l’étrange coïncidence qui nous réunit autour d’une femme, je ne vous aurais point découvert ce fragment de mon passé. Que du moins cette confidence reste unique, même entre nous.

      Au mois d’août, je me retrouvai seul dans ma maison qu’une présence féminine emplissait depuis des années. Le second couvert enlevé, les armoires sans robes, le lit vide, le silence partout: si vous avez été amant, vous me comprenez; c’est horrible.

      Pour échapper à l’angoisse de ce deuil pire que les deuils, je sortais du matin au soir, j’allais n’importe où, à cheval ou à pied, avec un fusil, une canne ou un livre; il m’arriva même de coucher à l’auberge pour ne pas rentrer chez moi. Une après-midi, par désœuvrement, j’entrai à la Fábrica[4].

      C’était une accablante journée d’été. J’avais déjeuné à l’hôtel de Paris, et pour aller de Las Sierpes à la rue San-Fernando, «à l’heure où il n’y a dans les rues que les chiens et les Français», j’avais cru mourir de soleil.

      J’entrai, et j’entrai seul, ce qui est une faveur, car vous savez que les visiteurs sont conduits par une surveillante dans ce harem immense de quatre mille huit cents femmes, si libres de tenue et de propos.

      Ce jour-là, qui était torride, je vous l’ai dit, elles ne mettaient aucune réserve à profiter de la tolérance qui leur permet de se déshabiller à leur guise dans l’insoutenable atmosphère où elles vivent de juin à septembre. C’est pure humanité qu’un tel règlement, car la température de ces longues salles est saharienne et il est charitable de donner aux pauvres filles la même licence qu’aux chauffeurs des paquebots. Mais le résultat n’en est pas moins intéressant.

      Les plus vêtues n’avaient que leur chemise autour du corps (c’étaient les prudes); presque toutes travaillaient le torse nu, avec un simple jupon de toile desserré de la ceinture et parfois retroussé jusqu’au milieu des cuisses. Le spectacle était mélangé. C’était la femme à tous les âges, enfant et vieille, jeune ou moins jeune, obèse, grasse, maigre, ou décharnée. Quelques-unes étaient enceintes. D’autres allaitaient leur petit. D’autres n’étaient même pas nubiles. Il y avait de tout dans cette foule nue, excepté des vierges, probablement. Il y avait même de jolies filles.

      Je passais entre les rangs compacts en regardant de droite et de gauche, tantôt sollicité d’aumônes et tantôt apostrophé par les plaisanteries les plus cyniques. Car l’entrée d’un homme seul dans ce harem monstre éveille bien des émotions. Je vous prie de croire qu’elles ne mâchent pas les mots quand elles ont mis leur chemise bas, et elles ajoutent à la parole quelques gestes d’une impudeur ou plutôt d’une simplicité qui est un peu déconcertante, même pour un homme de mon âge. Ces filles sont impudiques comme des femmes honnêtes.

      Je ne répondais pas à toutes. Qui peut se flatter d’avoir le dernier mot avec une cigarrera? Mais je les regardais curieusement et leur nudité se conciliant mal avec le sentiment d’un travail pénible, je croyais voir toutes ces mains actives se fabriquer à la hâte d’innombrables petits amants en feuilles de tabac. Elles faisaient, d’ailleurs, ce qu’il faut pour m’en suggérer l’idée.

      Le contraste est singulier, de la pauvreté de leur linge et du soin extrême qu’elles apportent à leurs têtes chargées de cheveux. Elles sont coiffées au petit fer comme à l’heure d’entrer au bal et poudrées jusqu’au bout des seins, même par-dessus les saintes médailles. Pas une qui n’ait dans son chignon quarante épingles et une fleur rouge. Pas une qui n’ait au fond de son mouchoir la petite glace et la houppette blanche. On les prendrait pour des actrices en costume de mendiantes.

      Je les considérais une à une, et il me parut que même les plus tranquilles montraient quelque vanité à se laisser examiner. J’en vis de jeunes qui se mettaient à l’aise, comme par hasard, au moment où j’approchais d’elles. À celles qui avaient des enfants je donnais quelques perras; à d’autres des bouquets d’œillets dont j’avais empli mes poches, et qu’elles suspendaient immédiatement sur leur poitrine à la chaînette de leur croix. Il y avait, n’en doutez pas, de bien pauvres anatomies dans ce troupeau hétéroclite, mais toutes étaient intéressantes, et je m’arrêtai plus d’une fois devant un admirable corps féminin, comme vraiment il n’y en a pas ailleurs qu’en Espagne, un torse chaud, plein de chair, velouté comme un fruit et très suffisamment vêtu par la peau brillante d’une couleur uniforme et foncée, où se détachent avec vigueur l’astrakan bouclé des sous-bras et les couronnes noires des seins.

      J’en vis quinze qui étaient belles. C’est beaucoup, sur cinq mille femmes.

      Presque assourdi, et un peu las, j’allais quitter la troisième salle, quand au milieu des cris et des éclats de paroles, j’entendis près de moi une petite voix futée qui me disait:

      – Caballero, si vous me donnez une perra chica[5], je vous chanterai une petite chanson.

      Je reconnus Concha avec une stupéfaction parfaite. Elle avait—je la vois encore—une longue chemise un peu usée, mais qui tenait bien à ses épaules et ne la décolletait qu’à peine. Elle me regardait en redressant avec la main un piquet de fleurs de grenadier dans le premier maillon de sa natte noire.

      – Comment es-tu venue ici?

      – Dieu le sait. Je ne me souviens plus.

      – Mais ton couvent d’Avila?

      – Quand les filles y reviennent par la porte, elles en sortent par la fenêtre.

      – Et c’est par là que tu es sortie?

      – Caballero, je suis honnête, je ne suis pas rentrée du tout de peur de faire un péché. Eh bien,

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<p>4</p>

La manufacture de tabacs de Séville.

<p>5</p>

Un sou.