L'homme qui rit. Victor Hugo
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Aujourd’hui cette langue de terre porte un railway qui aboutit un joli échiquier de maisons neuves, Chesilton, et il y a une «Portland-Station». Les wagons roulent où rampaient les phoques.
L’isthme de Portland, il y a deux cents ans, était un dos d’âne de sable avec une épine vertébrale de rocher.
Le danger, pour l’enfant, changea de forme. Ce que l’enfant avait à craindre dans la descente, c’était de rouler au bas de l’escarpement; dans l’isthme, ce fut de tomber dans des trous. Après avoir eu affaire au précipice, il eut affaire à la fondrière. Tout est chausse-trape au bord de la mer. La roche est glissante, la grève est mouvante. Les points d’appui sont des embûches. On est comme quelqu’un qui met le pied sur des vitres. Tout peut brusquement se fêler sous vous. Fêlure par o l’on disparaît. L’océan a des troisièmes dessous comme un théâtre bien machiné.
Les longues arêtes de granit auxquelles s’adosse le double versant d’un isthme sont d’un abord malaisé. On y trouve difficilement ce qu’on appelle en langage de mise en scène des praticables. L’homme n’a aucune hospitalité à attendre de l’océan, pas plus du rocher que de la vague; l’oiseau et le poisson seuls sont prévus par la mer. Les isthmes particulièrement sont dénudés et hérissés. Le flot qui les use et les mine des deux côtés les réduit à leur plus simple expression. Partout des reliefs coupants, des crêtes, des scies, d’affreux haillons de pierre déchirée, des entre-bâillements dentelés comme la mâchoire multicuspide d’un requin, des casse-cous de mousse mouillée, de rapides coulées de roches aboutissant à l’écume. Qui entreprend de franchir un isthme rencontre à chaque pas des blocs difformes, gros comme des maisons, figurant des tibias, des omoplates, des fémurs, anatomie hideuse des rocs écorchés. Ce n’est pas pour rien que ces stries des bords de la mer se nomment côtes. Le piéton se tire comme il peut de ce pêle-mêle de débris. Cheminer à travers l’ossature d’une énorme carcasse, tel est à peu près ce labeur.
Mettez un enfant dans ce travail d’Hercule.
Le grand jour eût été utile, il faisait nuit; un guide eût ét nécessaire, il était seul. Toute la vigueur d’un homme n’eût pas été de trop, il n’avait que la faible force d’un enfant. A défaut de guide, un sentier l’eût aidé. Il n’y avait point de sentier.
D’instinct, il évitait le chaîneau aigu des rochers et suivait la plage le plus qu’il pouvait. C’est là qu’il rencontrait les fondrières. Les fondrières se multipliaient devant lui sous trois formes, la fondrière d’eau, la fondrière de neige, la fondrière de sable. La dernière est la plus redoutable. C’est l’enlisement.
Savoir ce que l’on affronte est alarmant, mais l’ignorer est terrible. L’enfant combattait le danger inconnu. Il était tâtons dans quelque chose qui était peut-être la tombe.
Nulle hésitation. Il tournait les rochers, évitait les crevasses, devinait les pièges, subissait les méandres de l’obstacle, mais avançait. Ne pouvant aller droit, il marchait ferme.
Il reculait au besoin avec énergie. Il savait s’arracher à temps de la glu hideuse des sables mouvants. Il secouait la neige de dessus lui. Il entra plus d’une fois dans l’eau jusqu’aux genoux. Dès qu’il sortait de l’eau, ses guenilles mouillées étaient tout de suite gelées par le froid profond de la nuit. Il marchait rapide dans ses vêlements roidis. Pourtant il avait eu l’industrie de conserver sèche et chaude sur sa poitrine sa vareuse de matelot. Il avait toujours bien faim.
Les aventures de l’abîme ne sont limitées en aucun sens; tout y est possible, même le salut. L’issue est invisible, mais trouvable. Comment l’enfant, enveloppé d’une étouffante spirale de neige, perdu sur cette levée étroite entre les deux gueules du gouffre, n’y voyant pas, parvint-il à traverser l’isthme, c’est ce que lui-même n’aurait pu dire. Il avait glissé, grimpé, roulé, cherché, marché, persévéré, voilà tout. Secret de tous les triomphes. Au bout d’un peu moins d’une heure, il sentit que le sol remontait, il arrivait à l’autre bord, il sortait du Chess-Hill, il était sur la terre ferme.
Le pont qui relie aujourd’hui Sandford-Cas à Smallmouth-Sand n’existait pas à cette époque. Il est probable que, dans son tâtonnement intelligent, il avait remonté jusque vis-à-vis Wyke Regis, où il y avait alors une langue de sable, vraie chaussée naturelle, traversant l’East Fleet.
Il était sauvé de l’isthme, mais il se retrouvait face à face avec la tempête, avec l’hiver, avec la nuit.
Devant lui se développait de nouveau la sombre perte de vue des plaines.
Il regarda à terre, cherchant un sentier.
Tout à coup il se baissa.
Il venait d’apercevoir dans la neige quelque chose qui lui semblait une trace.
C’était une trace en effet, la marque d’un pied. La blancheur de la neige découpait nettement l’empreinte et la faisait très visible. Il la considéra. C’était un pied nu, plus petit qu’un pied d’homme, plus grand qu’un pied d’enfant.
Probablement le pied d’une femme.
Au delà de cette empreinte, il y en avait une autre, puis une autre; les empreintes se succédaient, à la distance d’un pas, et s’enfonçaient dans la plaine vers la droite. Elles étaient encore fraîches et couvertes de peu de neige. Une femme venait de passer là.
Celle femme avait marché et s’en était allée dans la direction même où l’enfant avait vu des fumées.
L’enfant,