Le pouce crochu. Fortuné du Boisgobey
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– Vous ne pouvez pas vous tromper… c’est à droite, en descendant…, il y a une clôture en planches.
Et il sauta dans la voiture en criant au cocher:
– Boulevard des Italiens…, devant le café Anglais.
– Farceur, va! grommela le plus vieux des agents.
– Ce n’est pas la peine de nous déranger, reprit l’autre. C’est un poisson d’avril.
Et ils continuèrent tranquillement leur ronde de nuit.
II. Pierre Gémozac, l’un des princes de l’industrie du fer…
Pierre Gémozac, l’un des princes de l’industrie du fer, et plusieurs fois millionnaire, demeurait tout près de l’usine où il avait fait fortune, sur les bords peu fleuris du canal Saint-Martin.
Il faut dire qu’il habitait un fort bel hôtel, entre cour et jardin, et que le quai de Jemmapes n’est pas très loin du centre de Paris, quand on a de bonnes voitures et d’excellents chevaux. Le voisinage bruyant des ateliers avait bien quelques inconvénients, mais le fracas des marteaux et le ronflement des machines à vapeur étaient doux à l’oreille de ce brave homme qui avait gagné des millions à construire des locomotives et qui avait commencé par être ouvrier ajusteur.
Il s’était marié tard, et de sa femme beaucoup mieux née que lui et beaucoup plus jeune, il n’avait eu qu’un fils qu’il adorait, quoique ce fils lui donnât plus de soucis que de satisfactions.
Julien Gémozac, à vingt-huit ans, n’était encore qu’un élégant oisif et ne paraissait pas disposé à travailler sérieusement, au grand chagrin du père Gémozac qui rêvait d’en faire son successeur. Julien était d’un grand cercle, et menait la vie à fond de train, jouant gros jeu, pariant très cher aux courses, et ne comptant plus ses succès dans le monde des demoiselles faciles.
Il avait cependant passé par l’École centrale et il en était sorti, en très bon rang, avec un brevet d’ingénieur civil qu’il espérait bien ne jamais utiliser.
Sa mère le gâtait; son père disait pour se consoler: «Il faut que jeunesse se passe!…» mais il trouvait qu’elle ne passait pas vite.
En attendant que la raison vînt, il n’exigeait que deux choses: d’abord, que Julien habitât la maison paternelle; ensuite qu’il prit part au déjeuner de famille. Et si Julien ne se gênait pas pour découcher, il s’astreignait du moins à ne pas manquer le repas du matin. À midi précis, on se mettait à table chez le grand industriel et Julien était exact.
Il lui arrivait bien quelquefois, après une nuit orageuse, de se montrer avec des traits tirés et les yeux battus, mais il faisait bonne contenance et on lui en savait gré. Son père le chapitrait doucement et sa mère, qui voulait le marier, lui proposait des héritières qu’il ne refusait pas, mais qu’il évitait de rencontrer.
La mort tragique du pauvre Monistrol avait eu un contrecoup dans la maison Gémozac.
Un matin, Julien n’avait pas paru au déjeuner, et on avait su qu’il n’était pas rentré depuis la veille.
Ses parents, très inquiets, passèrent une triste journée, car ils n’apprirent qu’à six heures du soir ce qui lui était arrivé.
Indignement lâché par son camarade Fresnay, Julien avait dû passer toute la nuit près de mademoiselle Monistrol, qui se débattait dans les convulsions d’une effroyable crise nerveuse, et c’était seulement au petit jour qu’il avait pu appeler, par la fenêtre, des gens qui passaient sur le boulevard Voltaire.
La police, avertie, était venue enfin et avait constaté le crime sans l’expliquer. Camille, aux questions qu’on lui posait, ne répondait que par des propos incohérents. Julien, ne sachant rien ou presque rien, ne pouvait pas éclairer le commissaire, car la scène dans la baraque ne prouvait pas grand-chose contre le clown.
Madame Gémozac eut le courage d’aller s’établir, le soir même, au chevet de la jeune fille et de la soigner pendant que les gens de justice verbalisaient auprès du cadavre. Une fièvre cérébrale s’était déclarée, et les médecins ne répondaient pas de la vie de mademoiselle Monistrol.
Il fallut enterrer son père, sans qu’elle en eût connaissance; mais Pierre Gémozac, et son fils suivirent, à la tête des ouvriers de l’usine, le convoi du malheureux inventeur.
Il s’écoula toute une semaine avant que la situation changeât. Camille, entrée en convalescence, restait plongée dans une sorte d’engourdissement qui paralysait ses facultés. Les agents de la sûreté cherchaient le coupable et ne trouvaient rien qui les mît sur la voie. Madame Gémozac avait placé une femme de confiance et une sœur de charité auprès de la jeune malade, elle allait fréquemment la voir, et elle attendait qu’elle se rétablît pour s’occuper de lui assurer une existence convenable.
Julien s’intéressait toujours à sa protégée de la foire au pain d’épice, et il n’avait pas encore pardonné à cet égoïste d’Alfred qui s’était si vilainement dérobé. Mais Julien avait repris peu à peu ses habitudes. Il pensait déjà beaucoup moins à la lugubre aventure de l’orpheline, et il ne songeait guère à découvrir l’insaisissable meurtrier de Monistrol.
Le huitième jour, en déjeunant, il demanda, comme il le faisait tous les matins, des nouvelles de Camille, et il apprit que l’avant-veille elle s’était levée pour la première fois.
– Nous la verrons bientôt, dit madame Gémozac. Elle veut absolument venir ici nous remercier.
– Je serai charmé de la recevoir, ajouta le père Gémozac; d’abord, pour lui exprimer combien je prends part à son malheur, et aussi parce que j’ai de bonnes nouvelles à lui apprendre. L’invention de Monistrol est une fortune. Si l’affaire continue à marcher comme elle marche dès le début, sa fille sera très riche et, en ma qualité d’associé, je gagnerai beaucoup d’argent. Elle peut dès à présent vivre sur un très bon pied, car à la fin de l’année, j’aurai à lui compter une somme très ronde, et en attendant, je lui ferai toutes les avances qu’elle voudra.
– Voilà de quoi la consoler, dit Julien.
– Eh bien, je doute qu’elle se console jamais, reprit madame Gémozac. Depuis qu’elle va mieux, je l’ai étudiée et maintenant, je crois la connaître. C’est un caractère, que cette enfant de vingt ans! Elle ne s’inquiète pas de ce qu’elle va devenir. Elle ne parle que de son père et elle ne pense qu’à venger sa mort.
– Je crains fort qu’elle n’y réussisse pas. L’instruction se poursuit, mais on n’a aucune donnée précise sur l’assassin. Le clown qu’elle accusait a été interrogé le lendemain et il a prouvé un alibi. On le confrontera sans doute avec elle, puisqu’elle est maintenant en état de s’expliquer, mais je parierais volontiers qu’elle ne le reconnaîtra pas.
– C’est probable, car il paraît qu’elle n’a entrevu que la main du meurtrier. Elle m’a dit cela, sans s’expliquer davantage.
– Ah! oui, la main!… c’est son idée fixe. Pendant sa première attaque de nerfs, elle criait: «Oh! cette main… elle s’approche…