Le pouce crochu. Fortuné du Boisgobey
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Читать онлайн книгу Le pouce crochu - Fortuné du Boisgobey страница 8
– Qu’est-ce que c’est, Jean? demanda-t-il en fronçant le sourcil.
– Mademoiselle Monistrol désirerait parler à monsieur ou à madame. Je lui ai dit qu’on était à table…
– N’importe! Faites-la entrer, répondit vivement Gémozac.
Camille attendait dans l’antichambre. Le valet de pied alla l’y chercher, et lorsqu’elle entra, Julien eut quelque peine à la reconnaître. Il ne l’avait vue que dans le costume qu’elle portait le soir de leur première rencontre, et il l’avait laissée en plein accès de fièvre chaude, les vêtements en désordre, les cheveux défaits, le visage décomposé. Elle se présentait maintenant sous un tout autre aspect, sévèrement habillée de noir, coiffée à l’air de sa figure, et pâlie par la souffrance; mais cette pâleur rehaussait encore sa beauté, et lui donnait un charme qui frappa vivement le jeune Gémozac.
Le père, qui la voyait pour la première fois, resta tout ébahi, mais madame Gémozac se leva, vint à elle, lui prit affectueusement les mains et la fit asseoir près de son mari, qui ne demandait qu’à la bien accueillir, mais qui ne savait par où commencer.
Camille le tira d’embarras en prenant la parole.
– Monsieur, dit-elle sans se troubler, il me tardait de vous remercier… mon pauvre père vous a dû sa dernière joie… et ce n’est pas à vous seul que je dois de la reconnaissance…
La fin de la phrase s’adressait au fils et à la mère qui se chargea de répondre pour tout le monde.
– Ma chère enfant, dit madame Gémozac, vous êtes maintenant de notre famille et nous n’avons fait que notre devoir, Julien en vous assistant dans un triste moment, et moi en vous donnant des soins. Mon mari fera le sien en se chargeant de veiller à vos intérêts et d’administrer votre fortune. Mais vous avez eu tort de sortir aujourd’hui. C’est une imprudence dans l’état de santé où vous êtes.
– Le médecin me l’a permis, madame. Je suis complètement rétablie et la preuve, c’est que j’ai supporté, hier, sans fatigue, un long interrogatoire du juge d’instruction.
– Quoi! il n’a pas craint de vous soumettre à une si pénible épreuve?… il aurait pu attendre au moins quelques jours.
– C’est moi-même qui suis allée le trouver et qui l’ai prié de m’entendre. J’ai eu tort, car il n’a tenu aucun compte de mes déclarations. Il me prend pour une folle, ou bien il croit que j’ai rêvé ce que j’ai vu… et il me soupçonne peut-être d’avoir été la complice de l’assassin… il ne me l’a pas dit, mais j’ai lu sa pensée dans ses yeux.
– Alors, c’est lui qui est fou! s’écria Julien.
– Il me reproche d’avoir abandonné mon père pour courir après le misérable qui venait de le tuer…
– Mais vous ne saviez pas que votre père était mort… J’étais avec vous quand vous l’avez trouvé sur le parquet du salon… et j’ai raconté la scène à ce juge…
– Il prétend que l’assassin devait être renseigné, car il ne pouvait pas deviner que mon père avait reçu le jour même une grosse somme d’argent…
– J’espère qu’il ne va pas jusqu’à supposer que c’est vous qui l’avez averti… ce serait par trop fort. Il ferait mieux d’arrêter tous les saltimbanques de la foire et de chercher dans le tas.
– Il a fait relâcher celui que j’avais désigné. Il ne lui manque plus que de m’envoyer en prison, dit amèrement Camille.
– Ah! s’écria M. Gémozac, c’est pour le coup que j’interviendrais pour attester que vous avez toujours été la fille la plus tendre, la plus dévouée… Il y a longtemps que je connaissais ce brave Monistrol et il m’a souvent parlé de vous en me racontant sa vie. C’est vous qui l’avez soutenu dans les longues crises qu’il a traversées.
Il n’avait plus que vous, car votre mère était morte en vous mettant au monde; c’est lui qui vous a élevée, vous ne vous êtes jamais quittés et c’est pour vous qu’il cherchait la fortune. Il y était arrivé, à force de travail et de persévérance, et il n’a pas eu le bonheur d’en jouir, mais je suis là, pour le remplacer auprès de sa fille, et je me charge de votre avenir. Je n’aurai pas grand mérite, car vous êtes riche… très riche. Votre part, dans l’association que j’ai formée avec Monistrol, produira, la première année, cinquante mille francs au moins… et je vais, dès à présent, vous mettre à même de vivre comme doit vivre la fille et l’héritière de mon associé.
– Je vous remercie, monsieur. Je désire rester comme je suis. J’ai toujours été pauvre, et je ne me plains pas de mon sort.
– Mais, moi, je suis obligé de vous enrichir malgré vous, car je ne peux pas garder ce qui vous appartient. Et, d’ailleurs, comment feriez-vous? Votre père n’a rien laissé que son invention.
– La maison où il est mort est à moi. C’est tout ce que ma mère avait apporté en dot.
– Si vous la louiez, elle ne vous rapporterait pas de quoi manger, dit en souriant M. Gémozac.
– Et vous ne pouvez pas l’habiter seule, reprit madame. Je vais m’occuper de chercher pour vous un appartement dans notre quartier… il n’est pas très gai, mais nous serons voisins, et nous nous verrons tous les jours. Et, si vous le permettez, je trouverai pour vous servir deux femmes sûres.
– Je vous suis bien reconnaissante, madame, dit doucement Camille, mais j’ai résolu de ne pas quitter la maisonnette où j’ai toujours vécu. Ma vieille nourrice est à Montreuil. Elle consent à demeurer avec moi. C’est tout ce qu’il me faut.
– Il vous faut bien aussi de l’argent pour vivre, répliqua un peu brusquement l’industriel, qui ne comprenait rien aux refus persistants de la jeune fille; et vous avez chez moi un compte ouvert. M’obligerez-vous à vous faire des offres réelles pour vous forcer à toucher vos revenus?
– Je vous supplie de les garder et de ne me remettre que ce qui me sera strictement nécessaire… au fur et à mesure de mes besoins.
– Voilà qui est plus raisonnable, dit le père Gémozac, en se frottant les mains. Ainsi, c’est entendu, ma caisse sera à votre disposition et vous y puiserez comme il vous plaira. Je capitaliserai les sommes que vous y laisserez, et dans un an ou deux, mademoiselle, vous serez un parti superbe. En fait de maris, vous n’aurez qu’à choisir.
– Je ne veux pas me marier.
– Pourquoi donc, ma chère enfant? demanda madame Gémozac.
– Parce que j’ai une mission à remplir.
– Une mission?
– Oui, je veux venger mon père. Puisque la justice est impuissante, je ferai ce qu’elle ne peut ou ne veut pas faire. Je découvrirai l’assassin, je le traînerai devant elle, et nous verrons alors si elle refusera de m’écouter quand je lui dirai: Le voilà!
– Et vous espérez, à vous seule, retrouver ce scélérat…