Consuelo. George Sand
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– Mais c’est une maladie, cela, dit la chanoinesse avec inquiétude.
– Je ne le pense pas, répondit l’abbé. Je ne l’ai jamais entendu se plaindre de rien. Les médecins que j’ai fait venir lorsqu’il dormait ainsi, ne lui ont trouvé aucun symptôme de fièvre, et ont attribué cet accablement à quelque excès de travail ou de réflexion. Ils ont grandement conseillé de ne pas contrarier ce besoin de repos et d’oubli de toutes choses.
– Et cela est fréquent? demanda mon oncle.
– J’ai observé ce phénomène cinq ou six fois seulement durant huit années, répondit l’abbé; et, ne l’ayant jamais troublé par mes empressements, je ne l’ai jamais vu avoir de suites fâcheuses.
– Et cela dure-t-il longtemps? demandai-je à mon tour, fort impatientée.
– Plus ou moins, dit l’abbé, suivant la durée de l’insomnie qui précède ou occasionne ces fatigues: mais nul ne peut le savoir, car monsieur le comte ne se souvient jamais de cette cause, ou ne veut jamais la dire. Il est extrêmement assidu au travail, et s’en cache avec une modestie bien rare.
– Il est donc bien savant? repris-je.
– Il est extrêmement savant.
– Et il ne le montre jamais?
– Il en fait mystère, et ne s’en doute pas lui-même.
– À quoi cela lui sert-il, en ce cas?
– Le génie est comme la beauté, répondit ce jésuite courtisan en me regardant d’un air doucereux: ce sont des grâces du ciel qui ne suggèrent ni orgueil ni agitation à ceux qui les possèdent.
Je compris la leçon, et n’en eus que plus de dépit, comme vous pouvez croire. On résolut d’attendre, pour sortir, le réveil de mon cousin; mais lorsqu’au bout de deux heures, je vis qu’il ne bougeait, j’allai quitter mon riche habit d’amazone, et je me mis à broder au métier, non sans casser beaucoup de soies, et sans sauter beaucoup de points. J’étais outrée de l’impertinence d’Albert, qui s’était oublié sur ses livres la veille d’une promenade avec moi, et qui, maintenant, s’abandonnait aux douceurs d’un paisible sommeil, pendant que je l’attendais. L’heure s’avançait, et force fut de renoncer au projet de la journée. Mon père, bien confiant aux paroles de l’abbé, prit son fusil, et alla tuer un lièvre ou deux. Ma tante, moins rassurée, monta les escaliers plus de vingt fois pour écouter à la porte de son neveu, sans pouvoir entendre même le bruit de sa respiration. La pauvre femme était désolée de mon mécontentement. Quant à mon oncle, il prit un livre de dévotion pour se distraire de son inquiétude, et se mit à lire dans un coin du salon avec une résignation qui me donnait envie de sauter par les fenêtres. Enfin, vers le soir, ma tante, toute joyeuse, vint nous dire qu’elle avait entendu Albert se lever et s’habiller. L’abbé nous recommanda de ne paraître ni inquiets ni surpris, de ne pas adresser de questions à monsieur le comte, et de tâcher de le distraire s’il montrait quelque chagrin de sa mésaventure.
– Mais si mon cousin n’est pas malade, il est donc maniaque? m’écriai-je avec un peu d’emportement.
Je vis la figure de mon oncle se décomposer à cette dure parole, et j’en eus des remords sur-le-champ. Mais lorsque Albert entra sans faire d’excuses à personne, et sans paraître se douter le moins du monde de notre contrariété, je fus outrée, et lui fis un accueil très sec. Il ne s’en aperçut seulement pas. Il paraissait plongé dans ses réflexions.
Le soir, mon père pensa qu’un peu de musique l’égaierait. Je n’avais pas encore chanté devant Albert. Ma harpe n’était arrivée que de la veille. Ce n’est pas devant vous, savante Porporina, que je puis me piquer de connaître la musique. Mais vous verrez que j’ai une jolie voix, et que je ne manque pas de goût naturel. Je me fis prier; j’avais plus envie de pleurer que de chanter; Albert ne dit pas un mot pour m’y encourager. Enfin je cédai; mais je chantai fort mal, et Albert, comme si je lui eusse écorché les oreilles, eut la grossièreté de sortir au bout de quelques mesures. Il me fallut toute la force de mon orgueil pour ne pas fondre en larmes, et pour achever mon air sans faire sauter les cordes de ma harpe. Ma tante avait suivi son neveu, mon père s’était endormi, mon oncle attendait près de la porte que sa sœur vînt lui dire quelque chose de son fils. L’abbé resta seul à me faire des compliments qui m’irritèrent encore plus que l’indifférence des autres.
– Il paraît, lui dis-je, que mon cousin n’aime pas la musique.
– Il l’aime beaucoup, au contraire, répondit-il; mais c’est selon…
– C’est selon la manière dont on chante? lui dis-je en l’interrompant.
– C’est, reprit-il sans se déconcerter, selon la disposition de son âme; quelquefois la musique lui fait du bien, et quelquefois du mal. Vous l’aurez ému, j’en suis certain, au point qu’il aura craint de ne pouvoir se contenir. Cette fuite est plus flatteuse pour vous que les plus grands éloges.
Les adulations de ce jésuite avaient quelque chose de sournois et de railleur qui me le faisait détester. Mais j’en fus bientôt délivrée, comme vous allez l’apprendre tout à l’heure.»
XXVIII. Le lendemain, ma tante, qui ne parle guère lorsque son cœur n’est pas vivement ému…
Le lendemain, ma tante, qui ne parle guère lorsque son cœur n’est pas vivement ému, eut la malheureuse idée de s’engager dans une conversation avec l’abbé et le chapelain. Et comme, en dehors de ses affections de famille, qui l’absorbent presque entièrement, il n’y a pour elle au monde qu’une distraction possible, laquelle est son orgueil de famille, elle ne manqua pas de s’y livrer en dissertant sur sa généalogie, et en prouvant à ces deux prêtres que notre race était la plus pure, la plus illustre, et la plus excellente de toutes les familles de l’Allemagne, du côté des femmes particulièrement. L’abbé l’écoutait avec patience et notre chapelain avec révérence, lorsque Albert, qui ne paraissait pas l’écouter du tout, l’interrompit avec un peu de vivacité:
– Il me semble, ma bonne tante, lui dit-il, que vous vous faites quelques illusions sur la prééminence de notre famille. Il est vrai que la noblesse et les titres de nos ancêtres remontent assez haut dans le passé; mais une famille qui perd son nom, qui l’abjure en quelque sorte, pour prendre celui d’une femme de race et de religion étrangère, renonce au droit de se faire valoir comme antique en vertu et fidèle à la gloire de son pays.
Cette remarque contraria beaucoup la chanoinesse; mais, comme l’abbé avait paru ouvrir l’oreille, elle crut devoir y répondre.
– Je ne suis pas de votre avis, mon cher enfant, dit-elle. On a vu bien souvent d’illustres maisons se rendre, à bon droit, plus illustres encore, en joignant à leur nom celui d’une branche maternelle, afin de ne pas priver leurs hoirs de l’honneur qui leur revenait d’être issus d’une femme glorieusement apparentée.
– Mais ce n’est pas ici le cas d’appliquer cette règle, reprit Albert avec une ténacité à laquelle il n’était point sujet. Je conçois l’alliance de deux