Le chasseur noir. Emile Chevalier
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On voyait bien qu’il n’avait pas été pris sans lutte; car, pour ne point parler d’une blessure à son visage, sa camisole de chasse était toute déchirée et souillée de sang et de boue. Le casque[5] de fourrure que portent ordinairement les gens de cette espèce lui manquait aussi. Sans doute il l’avait perdu dans le conflit qui avait précédé sa capture. Ses cheveux longs, ébouriffés, tombaient par touffes épaisses sur son visage dont elles rehaussaient l’expression morose et rechignée.
Il avait les mains garrottées derrière le dos, et serrées avec une violence qui pouvait lui donner un avant-goût des tortures qu’il aurait à souffrir quand ses bourreaux seraient arrivés à leur camp ou à leur village. Pour plus de sûreté, on l’avait lié sur son cheval avec de fortes lanières de peau de buffle[6], attachées à ses chevilles et passées sous le ventre de l’animal.
Il était facile de s’apercevoir que cette situation ne plaisait pas fort au captif; et la tristesse avec laquelle il supportait ses revers indiquait que la patience ne comptait point parmi ses vertus capitales.
Deux des vainqueurs marchaient devant lui, un derrière. Le plus important personnage chevauchait en tête de la troupe.
C’était sûrement un guerrier de distinction. Son visage et ses membres nus étaient peints à la façon indienne. Des bandes de couleur, alternativement noire, blanche et rouge, couraient sur ses joues, son cou et sa poitrine. Sept plumes d’aigle ornaient sa tête, ce qui annonçait qu’il appartenait à une caste très-élevée, chaque plume représentant une chevelure qu’il avait prise. A cet égard, il jouissait d’une supériorité enviable sur ses trois compagnons dont nul ne pouvait se vanter de plus de quatre de ces symboles, tandis que l’un d’eux n’en déployait que deux.
Le soleil allait se coucher. Les rayons de son disque de feu inondaient de lumière la petite cavalcade qui gravissait en silence le flanc de la montagne.
– Ah! la liberté, murmura le trappeur, c’est une fichue bonne chose, surtout quand il fait beau temps et que la nature a bonne mine. Mais voilà un pauvre diable qui s’est fourré dans une maudite petite difficulté! Ces vermines-là vont vous le mener à leur village et le brûler ni plus ni moins que si c’était un Hottentot. Il n’est pas avenant, ô Dieu, non! Il a un faux air de chien enragé qui ne me va pas, c’est vrai; mais je ne puis me faire à l’idée qu’il passera l’arme à gauche avant que son temps ne soit venu.
Un bruissement fit tourner la tête au chasseur qui se trouva face à face avec un jeune garçon de treize à quatorze ans arrivé près de lui sans qu’il s’en doutât.
Ce garçon était fort beau, et tous ses mouvements étaient empreints d’une grâce adorable.
Ses yeux grands et rêveurs impressionnaient singulièrement; son teint bruni, mais relevé sur les joues par une légère teinte rosée, disait qu’il était métis ou bois-brûlé pour nous servir de la locution indigène.
Des boucles de cheveux noirs comme le jais jouaient autour de son cou sur des épaules d’un galbe exquis. Un léger capot[7] de peau de daim, élégamment frangé avec des piquants de porc-épic et des verroteries emprisonnait sa taille svelte et faite au tour. Des manches de ce vêtement s’échappaient deux mains si mignonnes, si délicates que plus d’une grande dame les eût jalousées. Ses mitasses et ses mocassins étaient aussi en peau de daim, coquettement ouvragée en rassade[8].
Le seul défaut qu’on eût trouvé en lui, c’est qu’il était trop efféminé pour qu’on pût espérer le voir prendre un développement plus viril; toutefois, ce défaut inspirait plutôt un sentiment d’admiration que de mépris, car il y avait dans les yeux de ce bel enfant une flamme qui glaçait toute idée de dédain ou de pitié.
Un sourire folâtrait sur ses lèvres, quand le trappeur se tourna vers lui.
– Ah! c’est toi, Sébastien?
– Oui, c’est moi, Nicolas. Je vous ai vu glisser sur le versant pour observer quelque chose, et je suis venu. Montagnais[9], vous vous parliez à vous-même?
– Tu as de bons yeux et de bonnes oreilles, garçon, ô Dieu, oui! Mais, suis mon avis, et ne t’éloigne pas du camp.
– C’est que, voyez-vous, le camp est bien seul quand vous n’y êtes pas, répliqua Sébastien d’un ton de bouderie enfantine. Et je n’aime pas à vous perdre de vue, père Nicolas.
– Le camp, bien seul! bien seul, quand Infortune et Maraudeur y sont – une paire de bêtes aussi friandes de toi que d’une bosse de bison fraîche. Dieu te bénisse, garçon, quelle meilleure compagnie veux-tu? Eh! n’est-ce pas plaisir que de s’asseoir à la porte du camp et de voir l’Hérissé brouter l’herbe tendre, ou faire gigoter ses sabots en l’air quand il est de belle humeur?
Nous ferons remarquer en passant qu’Infortune et Maraudeur étaient deux honnêtes chiens – les fidèles amis et compagnons du trappeur – tandis que l’Hérissé était le nom d’un cheval favori, éprouvé par mille pérégrinations à travers les prairies.
– Ce sont sans doute d’excellentes créatures, répliqua l’adolescent, mais si bonnes qu’elles soient, elles ne valent pas le montagnais Nicolas, à qui je suis redevable…
– Ne parlons pas de ça, petiot; car, je te le répète, ça soulèvera une diablesse de maudite petite difficulté entre nous, si tu ne cesses de bavasser de dette de reconnaissance et d’un tas de bêtises pareilles! Crois-tu donc qu’un grossier trappeur comme moi ait jamais fait plus que son devoir? As-tu jamais vu un individu qui ait fait plus que son devoir? l’as-tu vu? l’as-tu jamais vu?
Le chasseur leva les yeux au ciel, soupira et accentua ces gestes de l’exclamation suivante:
– O Dieu, non!
– La bénédiction du Seigneur s’étende sur vous, mon vieux ami! s’écria le jeune, garçon, pressant tendrement les grosses mains calleuses du trappeur.
– Câlin, va! tu n’es qu’un câlin, et je t’appellerai ainsi tant que tu seras avec moi. Ça n’est pas bien à toi de m’appeler vieux. Est-ce que j’ai l’air d’un vieux, voyons? Non, je ne suis pas vieux, ni de corps, ni d’esprit, car le maître de la vie, en me donnant un brin d’intelligence a balancé le compte par un coeur plein d’espoir et de dispositions joyeuses. Je n’aime pas les soucis et ne les ai jamais engendrés, quoique dans ma famille il y eût des gars qui ne faisaient qu’enfanter des soucis et qui sont morts sans rien payer pour ça, ô Dieu, oui! votre serviteur! Mais vois… les chiens sont sur la trace, car voilà Maraudeur qui rencontre en haut du plateau et Infortune qui goûte une voie derrière lui. Va-t-en, Câlin; je te rejoindrai dans un moment.
– Mais vous, vous ne m’avez pas dit ce que vous voyiez?
– Quatre Peaux-rouges, avec un captif, un blanc, un franc-trappeur, je parierais. Il était presque aussi sale qu’un Indien, oui bien, je le jure! Mais le feu l’aura bientôt purifié, répliqua soucieusement Nicolas. Allons, allons, retourne avec les chiens, et je serai à toi dès que j’aurai donné un coup d’oeil à mes attrappes[10].
– Vos attrappes! fit Sébastien d’un accent incrédule; vos attrappes! vous allez donner un coup d’oeil à vos attrappes, père Nicolas! Non, non; vous allez suivre ce parti d’Indiens. Je le lis dans vos yeux; vous aurez pitié du prisonnier. Mais si vous étiez tué, si vous étiez tué, père Nicolas! ce serait un bien mauvais jour pour Sébastien