Le chasseur noir. Emile Chevalier

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Le chasseur noir - Emile Chevalier

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cette contrée.

      III. LA PORTE DU DIABLE

      Nicolas désirait vivement voir le visage de son compagnon; mais l’obscurité l’empêchait de distinguer ses traits.

      Ce ne fut qu’à une heure avancée, quand la lune se leva, qu’il put se satisfaire à cet égard.

      Un examen plus attentif de l’individu le confirma dans son idée première. C’était le type du franc-trappeur nomade, sur lequel les moeurs indiennes avaient fortement déteint.

      Il était sans doute adonné aux habitudes de cette race, car il avait sur la vie des principes faciles, et un mépris cordial pour les gens en dehors de sa profession.

      La physionomie qu’il offrit à Nicolas, éclairée par les premiers rayons de la lune, n’était pas propre à attirer l’amitié ou à assurer la confiance.

      Il avait les yeux enfoncés, et d’une expression sinistre. Son front était bas, contracté par un froncement perpétuel. Un nez épaté et aplati, surmontait sa bouche, démesurément fendue, comme celle d’un animal carnassier. Le menton était court, le cou gros, les épaules larges.

      La vétusté et l’usure avaient rongé ses vêtements d’étoffe grossière.

      Pour compléter ce vilain portrait, le trappeur louchait.

      Nicolas se dit dans son for intime que sa dernière aventure n’avait pas ajouté une acquisition importante au nombre de ses amis. Bref, il n’était pas content de celui qu’il venait de sauver; car si ce dernier ne payait pas de mine, il ne séduisait pas plus par son langage.

      Il avait la parole sèche, cassante. Ses phrases partaient comme les décharges d’une catapulte ou d’une batterie. De plus il les accentuait d’un certain grognement rien moins que plaisant.

      Dans la rapidité de leur fuite, au milieu des ténèbres, Nicolas s’était écarté de la route qu’il avait l’intention de prendre.

      Il se trouvait alors sur une éminence, entourée par un paysage d’un caractère sauvage et pittoresque. Jetant les yeux à l’est, il lui sembla apercevoir les ruines d’une grande cité.

      L’apparition était produite par de longs et énormes amas de rochers, empilés les uns sur les autres, découpés en forme de murailles, de tours chancelantes et de colonnes brisées.

      Cette ville fantastique couvrait les flancs et le sommet d’une montagne, et s’étendait à perte de vue dans les profondeurs d’une sombre vallée.

      Jamais, dans toutes ses excursions, le trappeur n’avait vu un spectacle plus digne d’attention. Il le contemplait avec émerveillement quand son compagnon lui dit:

      – Une chique, hein, étranger?

      Nicolas tourna la tête et rencontra le regard lourd du quémandeur.

      – Vous avez faim d’un morceau de tabac, pas de gêne, je puis vous satisfaire, quoique je n’en use pas fort moi-même, dit-il. Mais vous vous étiez fourré dans une maudite petite difficulté, n’est-il pas vrai?

      – Difficulté! peuh! ce n’est pas pour la première fois, étranger, ni pour la dernière, j’espère. C’est plein d’accidents comme ça, dans ce pays-ci. On s’habitue à tout, après un bout de temps, vous savez?

      Le franc-trappeur s’arrêta, mordit à pleines dents dans la torquette[11] que lui présentait Nicolas, puis roulant, avec la langue, la masse narcotique contre la joue droite, il ajouta:

      – Vous avez l’air de regarder ce tas de rochers. Nous l’appelons la Ville hantée.

      – Nous? qui? demanda Nicolas.

      Après un instant d’hésitation, l’inconnu balbutia:

      – Eh! nous, francs-trappeurs donc!

      – Je ne savais pas, répliqua Nicolas, que certaines gens tendaient des trappes dans les rochers. Généralement je place les miennes dans les vallées ou sur le bord des ruisseaux et des lacs.

      – Oh! sans doute. Mais quand on est dans le voisinage de pareils amas de roches, on ne peut s’empêcher de les voir. En tout cas c’est un lieu mal famé. Nous autres nous le tenons à distance. Des trappeurs et chasseurs isolés ont disparu dans les environs de la Ville hantée.

      Nicolas branla la tête en signe d’incrédulité, tandis que son interlocuteur poursuivait:

      – On y entend des bruits comme le grondement du canon. Les Indiens disent que l’esprit du tonnerre vit ici. J’y ai moi-même senti des commotions souterraines. Un peu plus loin s’étend une vallée, la vallée du Trappeur perdu. Nous l’appelons la vallée du Trappeur, par abréviation.

      – Qui a donné les noms à ces localités? interrogea Nicolas, fixant sur son compagnon un regard pénétrant.

      – Toute place doit avoir un nom, vous savez, répliqua l’autre d’un ton embarrassé. Une circonstance fait nommer cette place-ci, une autre celle-là. J’ai appris à les connaître, parce que plus d’une fois j’ai campé à la rivière aux Loutres, qui n’est pas à plus de quatre ou cinq milles d’ici. Mais vous-même, étranger, est-ce que vous n’avez pas aussi un nom?

      Et à son tour, il toisa Nicolas.

      – Vous avez raison, monsieur, répondit celui-ci. Des noms, j’en ai eu en masse, et je n’ai pas honte de les dire, ô Dieu, non! D’après leurs notions païennes, les Indiens m’appellent Ténébreux, supposant que je suis artificieux, ce qui est une erreur de leur jugement. Le fait est que je ne suis ni sombre, ni profond, mais transparent comme l’onde du ruisseau, oui bien, je le jure, votre serviteur! Mais pour avoir double face, double conscience, nenni. Je ne porte pas deux visages, je n’en ai jamais porté, ô Dieu, non!

      Nicolas reprit longue haleine et soupira lentement de l’air d’un homme qui sent qu’on lui a fait une injustice.

      – Ténébreux! s’écria l’autre avec un sourire moqueur. Vous n’en avez pas la mine. Mais quel est votre nom blanc? Je me soucie peu de titres rouges.

      – Il y a bien un nom duquel on avait l’habitude de m’appeler, mais depuis qu’il est tombé au bout de la langue de ceux qui grouillent dans les établissements[12], et qu’il a fait causer une quantité d’oisifs qui ne savent rien du tout, je n’ai plus de goût à le mentionner aux étrangers. La vérité est que ces fainéants m’ont flanqué dans les papiers publics et que je n’aime pas du tout ça. Je vous leur soulèverai une maudite petite difficulté, si jamais je vais jusqu’à leurs villes. Mille castors, je ne m’attendais pas à cette méchanceté. Je supposais qu’on me laisserait vivre et mourir en paix sur les prairies, avec mon fusil et mes attrapes à mon côté, mes chiens et chevaux autour de moi. Mais nous ne sommes sûrs de rien dans ce monde – rien que des difficultés. Celles-là on peut y compter avec certitude. On m’a touché à un endroit sensible en me faisant imprimer et en doutant des traditions de ma famille, ô Dieu, oui[13]!

      – Diable, interrompit l’autre, si vous y allez comme ça, autant vaut nous en tenir là, vous n’arriverez jamais à ma question. Quant aux impressions et bêtises de cette espèce, je m’en moque comme d’un vieux mocassin; d’ailleurs je ne suis pas si sot que de savoir lire.

      – Moi, je suis modeste de

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