Le chasseur noir. Emile Chevalier
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– Arrière, ne m’approchez pas! dit celui-ci en le couchant en joue.
Sébastien Delaunay fixait sur cette scène des regards avides. Il n’avait pas changé de posture.
Il était encore étendu entre ses chiens, les mains placées sur leur gueule. Pas un mot, pas un mouvement de ce qui se faisait ne lui avait échappé.
– Peut-être ne saviez-vous pas, morveux, que je m’appelle l’Ours-gris? Je suis la mort pour tout gibier à quatre ou à deux pattes qui ose se poser sur mon chemin. A bas ce fusil d’enfant, et nous allons régler votre affaire!
Le jeune homme haussa les épaules.
– Merci, je saurai prendre soin de ma personne. Je ne me fie pas à des coquins de votre sorte, et ne suis pas homme à me laisser intimider et peut-être piller avec impunité.
L’Ours-gris gronda d’une façon menaçante. La méchanceté naturelle de son caractère s’éveillait.
– Étranger, avez-vous jamais entendu parler de Bill Brace[15], dit-il, d’une voix où la colère perçait déjà?
– Il se peut, mais je ne me rappelle pas, répondit froidement le chasseur.
– C’est moi qui suis Bill Brace, ajouta l’autre.
– Peut-être me ferez-vous l’honneur de me présenter vos compagnons? fît le jeune homme d’un ton moqueur.
– Vous les connaîtrez bien assez vite, c’est moi qui vous le dis. Ce gaillard-là qui peut dévorer une mule crue à son déjeûner, eh bien, c’est Ben Joice; et cet autre qui vous avale une pinte de whiskey sec d’un coup, c’est Zene Beck. Je ne pense pas que vous alliez jamais dire nos noms à l’un des postes de la compagnie de la baie d’Hudson, ou aux établissements.
Il y avait quelque chose de particulièrement sinistre dans la manière dont il prononça cette dernière phrase.
Les muscles de son visage se déprimèrent et une perversité opiniâtre apparut dans tous ses traits.
La vanité de la force physique le rendait insolent. Bill Brace croyait à l’invincibilité de ses nerfs. Déréglé par inclination et habitude, vicieux et agressif par nature, il avait besoin de cette correction qui dompte le scélérat et humilie le brutal.
– Dites-moi quels sont vos desseins et je saurai mieux quoi faire, fit le chasseur noir. Si votre intention est de me dépouiller, je ne suis pas disposé à le permettre. J’ai déjà vu des gens de votre calibre. La plupart se sont montrés paisibles, et je puis vous assurer que ceux qui se sont comportés autrement n’ont rien gagné.
– A bas votre arme! vociféra Bill Brace.
– Oui, à bas les armes! répéta Ben Joice.
– A bas ton fusil! appuya Zene Beck.
Le chasseur redressa sa taille et de douce qu’était sa physionomie, elle devint ferme, presque dure.
Une main sur le manche d’un formidable bowie-knife[16], Bill Brace avança le pied droit.
– Prenez garde, misérables! cria le chasseur, avec un coup d’oeil rapide à la batterie de son fusil; vous êtes trois contre un, mais le premier de vous qui fait un mouvement, je le tue comme un chien. Je vous tiens pour vagabonds et bandits;… cependant, pas pour des lâches. S’il en est un parmi vous qui veuille se mesurer avec moi, à la carabine, au pistolet, au couteau, ou aux armes que la nature nous a données, je suis son homme.
Bill Brace haussa ses épaules herculéennes, et sourit dédaigneusement, mais plutôt de rage que de bon coeur.
– Vous criez bien haut, mon petit, mais je vas vous donnez une fière leçon, grommela-t-il entre ses dents.
En disant ces mots, il s’appuyait sur le canon de son fusil dont la crosse reposait à terre.
Jamais face horrible ne s’était empreinte d’un cachet plus diabolique.
Vivant loin de la contrainte des lois civiles, débarrassé de toutes les formalités et conventions de la société, suivant à sa guise les impulsions d’une nature désordonnée, flattant ses appétits sauvages, singeant les moeurs des Indiens – leurs vices et non leurs vertus – avec une confiance entière en sa puissance musculaire, Bill Brace était devenu le type de la bestialité humaine, si je puis m’exprimer ainsi. Imposer comme loi sa volonté aux autres, telle était son ambition et même sa devise.
Quoique d’une taille plus haute, le chasseur noir était d’une constitution plus grêle.
Il avait plus d’harmonie dans les formes, mais moins de vigueur apparente.
Son extérieur indiquait le sang-froid et cependant la souplesse.
En général il ne semblait pas capable de soutenir une lutte corps à corps avec son adversaire.
Néanmoins, Sébastien observa qu’il était calme, qu’il ne manifestait aucun de ces signes de trépidation qui accompagnent ordinairement la peur ou la colère.
– L’entendez-vous, Ben Joice et Zene Beck? Ce blanc-bec, ce mangeux de lard[17] qui prétend répondre par toutes armes à Bill Brace, depuis ses poings, jusqu’à une espingole.
Dans un paroxysme de dédain comique, mais inexprimable, Brace enleva son casque par la queue de renard qui le surmontait, le lança contre le sol en le foula aux pieds, tandis que ses camarades témoignaient chaleureusement de leur admiration; l’un en sifflant à travers deux de ses doigte fourrés dans sa bouche, l’autre en se tordant dans un éclat de rire convulsif.
Le chasseur noir se tenait parfaitement tranquille, et toujours prêt à faire feu.
– Buveux-de-lait, j’accepte le défi! hé! hé! ho! ho! songez-y mes gars, il veux amorcer Bill Brace le mangeux de chats sauvages, le grand ogre de la Saskatchaouane.
Puis au jeune homme:
– Voyons, dites-nous comment vous voulez quitter le monde et que ça soit fait tout de suite. Est-ce avec le plomb, l’acier ou les griffes de l’ours-gris qui sont mes armes naturelles, comme vous les appelez?
– Nous commencerons avec les armes de la nature; puis, si vous n’êtes pas satisfait, le couteau décidera qui doit être enseveli dans la vallée.
– Quant à cela, je puis vous le dire d’avance. Nous ne prenons pas la peine d’enterrer les gens. Les loups servent de croque-morts, dans les montagnes. Ils ont bientôt fait, et l’on n’a rien à payer pour la fosse et le service. Mais nous gaspillons un temps précieux. Hâtez-vous de dire vos prières et que je vous avale!
– Doucement, doucement, fit le chasseur noir. Écoutez les conditions du duel: Vos armes et celles de vos amis seront déposées près de ce bouquet de pins; puis vos camarades se retireront là-bas, derrière le rocher et resteront spectateurs passifs du combat. Quant à moi, je placerai mes armes derrière cet arbre à gauche, afin de pouvoir les saisir aisément en cas de trahison ou de mauvaise foi.
Brace objecta d’abord à cette proposition, mais finalement il y consentit, et les armes furent, au bout de quelque temps, mises aux lieux