Nord-Sud: Amérique; Angleterre; Corse; Spitzberg. Rene Bazin

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Nord-Sud: Amérique; Angleterre; Corse; Spitzberg - Rene  Bazin

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elle a eu dix-sept enfants, – me présente deux jeunes gars élancés, à l'œil timide et brillant, et me dit, avec fierté: «En voici deux, monsieur, qui seront cultivateurs, comme nous. Ils ne veulent rien autre chose. N'est-ce pas?» Et les enfants confirment de la tête, gravement, la parole maternelle.

      Nous remontons en voiture. L'automobile achève de traverser la grande île sur laquelle est bâti Montréal. Je retrouve un de ces paysages fluviaux qui sont vraiment une des caractéristiques de la nature américaine: eaux débordantes, îles et rives boisées, terres à peine émergentes, solitude des forêts primitives, noyées dans les fleuves géants. Nous entrons alors dans la paroisse de Saint-Eustache. Les cultures reparaissent, puis les bois. Nous avons pris une belle route qui coupe un bois non exploité. Et je ne veux pas dire que des bûcherons n'y sont jamais venus couper un tronc d'arbre, mais la main de l'homme, la main ravageuse n'a pas travaillé avec méthode. Les essences les plus diverses sont mêlées, et j'admire le vert tout jeune des épinettes, et ces thuyas échevelés, qu'on appelle cèdres au Canada, et dont le bois n'est jamais attaqué par la vermine. Le regard est vite arrêté; il ne fouille pas les profondeurs; mais il y a des clairières, aux deux bords de la route, et j'aperçois, au milieu des arbres qui font le rond, des fleurs d'une blancheur vive, que je ne connais pas. «C'est le lis des bois», me dit un de mes compagnons. Je descends, et, marchant sur la très épaisse mousse, toute gonflée d'eau, j'approche du massif sauvage. Non, je n'ai jamais vu ces trois pétales charnus, pointus, d'un blanc parfait, ouverts à l'extrémité d'une tige fine et haute d'un pied. Je cueille une gerbe de ces premières annonciatrices du printemps canadien. Nous repartons. Les terres de labour nous rendent l'horizon. Un peu de temps, nous suivons un vallon encaissé, fait en corbeille longue, et plein d'arbres qui ne dépassent les bords que du sommet de leurs frondaisons, et, quand nous sortons de là, nous sommes devant une ferme de belle apparence, qui a ses étables à droite et, à gauche, ses hangars.

      – Je vous présente monsieur Philias Barbe.

      Je vois venir à moi un homme encore jeune, maigre, roux de cheveux, qui me tend la main. Une chose m'étonne. Il ignorait, il y a une minute, qu'il dût recevoir une visite; nous sommes à la fin de la semaine: et cependant il est rasé avec soin, il porte une chemise blanche et un complet de drap noir avec lequel il pourrait faire son tour de ville. Je ne tarde pas à avoir l'explication. Nous montons l'escalier qui conduit à la salle de réception, bien ornée ici, de tapis, de fauteuils, de rideaux et de gravures. On m'a raconté, en chemin, que M. Philias Barbe, qui possède, par héritage, un domaine de deux cents arpents, en a acheté un second, de même étendue, dans le voisinage immédiat, pour établir son fils aîné. Il est propriétaire, il est riche, la plupart des agriculteurs canadiens le sont, du moins ceux qui possèdent la vieille terre patrimoniale: mais cela ne m'explique pas la barbe fraîche, un samedi à quatre heures, alors qu'il est de tradition lointaine, dans nos campagnes, de passer chez le barbier le dimanche matin, avant la grand'messe. Au moment où nous entrons dans le salon de la ferme, – aucun autre mot n'est exact, – deux grandes jeunes filles travaillent à des ouvrages de couture. L'une est en corsage blanc, l'autre en corsage rose. Je demande en riant si les fermières canadiennes s'habillent ainsi pour faire le ménage.

      – Non, bien sûr, répond l'aînée; mais, le samedi après-midi, c'est l'habitude que les pères, les mères et les jeunes filles fassent un brin de toilette.

      – Et qui achève l'ouvrage?

      – Les garçons: vous n'avez qu'à voir mes frères.

      En effet, un jeune homme entre, décidé et de mine intelligente, comme le père. Il est en habits de travail. La mère a dix enfants, cinq filles et cinq fils. Deux des filles sont religieuses. Les fils font valoir le domaine, et il n'y a pas besoin de valets de ferme, non! bien que l'ouvrage ne chôme pas. Il faut des spécialistes chez maître Philias Barbe. Tout le lait des vaches doit être expédié à la beurrerie. Et, pas de retards!.. Beau temps ou mauvais temps, on est toujours pressé. La grande culture, à elle seule, occuperait bien six hommes qui n'auraient qu'une demi-bonne humeur au travail; mais le père a entrepris de cultiver les fraises, les tomates, et autres bricoles, et tout doit arriver frais au marché de Montréal, à plus de sept lieues d'ici!

      Nous allons, entre hommes, visiter les terres. Elles sont jolies, plaisantes à l'œil, et fines de grain. Ce n'est plus tout à fait la plaine, mais une lente montée, qui fait voir toute la moisson au soleil, dès l'aurore, et au maître également. La meilleure partie est labourée. Mais au sommet de la vague, loin de nous, et dans le bleu déjà des brumes d'horizon, il y a des bois.

      – A qui sont-ils?

      – Ils sont à moi. Mais ceux de droite sont à l'aîné.

      J'ai pris congé de toute la famille rangée devant le perron de la ferme. La mère m'a offert un verre de «chartreuse», qu'elle avait faite avec des herbes puissantes. Et je suis parti, regardant derrière moi, tant que j'ai pu apercevoir la maison et les gens.

      J'ai parcouru, un autre jour, le chemin de Montréal à Saint-Anne de Bellevue, qui côtoie le Saint-Laurent et les rapides de Lachine, et j'ai visité la ferme modèle du Bois de la Roche. Étables, écuries, bergeries, porcheries, poulailler, où vivent des bêtes de races choisies, j'ai visité toutes les dépendances de ce beau domaine qu'exploitent un régisseur et quatorze «engagés.» Mais je ne saurais pas juger l'agriculture de luxe. Je m'en tiens aux fermes conquises sur l'antique forêt, et transmises de père en fils, dans la même famille, presque toujours d'origine française et toujours cultivant elle-même. Plusieurs études généalogiques ont été faites, sur les familles rurales de telle ou telle paroisse. On y relève des noms qui nous sont familiers, parmi lesquels beaucoup de sobriquets, de seigneuries, comme on disait jadis. Il semble qu'on revoie, rien qu'à les prononcer, les anciens soldats des régiments de France, qui se firent laboureurs quand le Canada passa sous la domination anglaise. Je relève par exemple, dans le dictionnaire des familles de Charlesbourg, par le curé Gosselin, des Amiot, Larosée, Brindamour, Aubry, Beaulieu, Bergevin-Langevin, Blondain, Bresse, Ladouceur, Latulippe, Lavigueur, Roy, Vandal, Malouin, Papillon, Provençal, Robitaille, Sansfaçon. Mais le document le plus intéressant est ce Livre d'or de la noblesse rurale canadienne-française, qui fut publié à l'occasion des grandes fêtes du troisième centenaire de Québec, en 1908. Un Comité des anciennes familles fut chargé de rechercher, dans la province, quels étaient les cultivateurs qui pouvaient justifier de plus de deux cents ans de présence familiale sur la même terre. A chacun de ceux-ci, une croix de vermeil était promise, et un diplôme. Or, il y eut deux cent soixante-treize de ces nobles, et, assurément, le recensement ne put être complet. Qui étaient-ils, les chefs de la lignée? Après le traité de Paris, du 10 février 1763, il fut accordé aux Français un délai de dix-huit mois pour vendre leurs biens et retourner en France. Un grand nombre en profitèrent. Les historiens nous disent qu'il resta cinq cents soldats, quelques rares employés et artisans, et des laboureurs «attachés au sol et qui ne le quittèrent point». La plupart des prêtres, attachés aux âmes comme les paysans à la terre, ne songèrent pas même à laisser les paroisses commençantes. Et ce fut le début d'un empire.

      Québec.– De la terrasse de Québec, où des habitués se promènent, dans le vent du matin, j'aperçois le plus beau carrefour d'eau qui soit au monde. Quatre régions de plateaux, d'une hauteur à peu près égale et s'opposant deux à deux, s'avancent dans le fleuve: celle de Québec, élevée de plus de cent mètres au-dessus des eaux, la côte de Beauport à gauche, la pointe de Lévis à droite, en face l'île d'Orléans. Je ne vois limpidement, avec tout l'amusement des reliefs et des couleurs, que la basse ville étendue au-dessous de moi. Les autres terres sont distantes. Le paysage est immense. L'œil ne s'intéresse plus aux formes secondaires, mais aux longues lignes droites de ces terres hardies, qui enfoncent leurs falaises dans le courant. Les pointes sont brunes, les sommets d'un vert pâli par le lointain. Entre eux, il y a la lumière des eaux, qui est jaune aujourd'hui, et qu'un vieux Canadien m'assure avoir vue très bleue, et glauque,

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