Œuvres Complètes de Frédéric Bastiat, tome 2. Bastiat Frédéric
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Quelque onéreuse que soit sous un régime libre la production d'un objet, dès qu'on le prohibe, elle peut devenir une bonne affaire. Les capitaux sont sollicités vers ce genre d'entreprise par la hausse artificielle du prix. Mais n'est-il pas évident qu'au moment où le décret est rendu il y avait dans le pays un capital déterminé? Une partie de ce capital était employée à produire la chose qui s'échangeait contre l'objet exotique. Qu'arrive-t-il? Ce produit national est moins demandé, son prix baisse, et le capital tend à déserter cet emploi. Au contraire, le produit similaire à l'objet exotique renchérit, et le capital se trouve poussé vers cette nouvelle voie. Il y a évolution, mais non création de capital; évolution, et non création de travail. L'un entraîne l'autre du champ à l'atelier, du labour à l'usine, de France en Algérie. Entre les partisans de la liberté et ceux de la protection, la question se réduit donc à ceci: la direction artificielle, imprimée au capital et au travail, vaut-elle mieux que leur direction naturelle?
Un agriculteur de mes amis, sur la foi d'un prospectus qui promettait monts et merveilles, prit cinq actions dans une filature de lin à la mécanique. Certes, on ne prétendra pas que ces 5,000 francs, il les avait tirés du néant. Il les devait à ses sueurs et à ses épargnes. Il aurait pu certainement les employer sur sa ferme, et, de quelque manière qu'il l'eût fait, ils auraient, en définitive, payé de la main-d'œuvre; car je défie qu'on me prouve qu'une dépense quelconque soit autre chose que le salaire d'un travail actuel ou antérieur.
Ce qui est arrivé à mon ami est arrivé à tous ceux qui se sont lancés dans les industries privilégiées; et il me semble impossible qu'on se refuse à reconnaître qu'il ne s'agit pas, en tout ceci, de création, mais de direction de capital et de travail.
Or, en supposant (ce qui n'est pas) que la filature eût tenu ses promesses, ces 5,000 francs ont-ils été plus productifs qu'ils ne l'eussent été sur la ferme?
Oui, si l'on ne voit que le capitaliste; non, si l'on considère l'ensemble des intérêts nationaux.
Car, si mon ami a tiré 10 pour 100 de ses avances, c'est que la force est intervenue pour contraindre le consommateur à lui payer un tribut. Ce tribut entre peut-être pour les deux tiers ou les trois quarts dans ces 10 pour 100. Sans l'intervention de la force, ces 5,000 francs auraient donné et au delà de quoi payer à l'étranger le filage exécuté en France. Et la preuve, c'est le fait même qu'il a fallu la force pour en déterminer la déviation.
Il me semble qu'on doit commencer à entrevoir comment le régime protecteur a porté un coup funeste à notre agriculture.
Il lui a nui de trois manières:
1o En forçant les agriculteurs à surpayer les objets de consommation, fer, instruments aratoires, vêtements, etc., et en empêchant ainsi la formation de capitaux au sein même de l'industrie agricole;
2o En lui retirant ses avances pour les engager dans les industries protégées;
3o En décourageant la production agricole dans la mesure de ce qu'elle eût dû produire pour acquitter les services industriels que, sous le régime de la liberté, la France eût demandés au dehors.
La première proposition est évidente de soi; je crois avoir insisté assez sur la seconde; la troisième me paraît présenter le même degré de certitude.
Lorsqu'un homme, un département, une province, une nation, un continent, un hémisphère même, s'abstiennent de produire une chose parce que les frais de création dépassent ceux d'acquisition, il ne s'ensuit nullement, comme on le répète sans cesse, que le travail de cet homme ou de cette circonscription territoriale diminue de tout ce qu'eût exigé cette création; il s'ensuit seulement qu'une part de ce travail est consacrée à produire les moyens d'acquisition, et une autre, restée disponible, à satisfaire d'autres besoins. Cette dernière est le profit net de l'échange15.
Un tailleur donne tout son temps à la confection des vêtements. Il serait bien mauvais praticien, s'il en détachait trois heures pour faire des souliers, et plus mauvais théoricien, s'il s'imaginait avoir par là allongé sa journée.
Il en est de même d'un peuple. Quand le Portugal veut à toute force faire des mouchoirs et des bonnets de coton, il se trompe assurément, s'il ne s'aperçoit pas qu'il appauvrit la culture de la vigne et de l'oranger, qu'il se prive des moyens d'améliorer le lit et de défricher les rives du Tage. D'un autre côté, si l'Angleterre, par des mesures coercitives, force les capitaux à élever la vigne et l'oranger en serre chaude, elle amoindrit d'autant des ressources qui seraient mieux employées dans ses fabriques. Encore une fois, il y a là évolution, et non accroissement des moyens de production.
Ainsi, en même temps que le régime prohibitif a enlevé à l'agriculture la faculté de s'améliorer, il lui en a ôté l'occasion; car à quoi bon produire les objets, céréales, vins, fruits, soies, lins, etc., pour acquitter des services étrangers qu'il n'est pas permis d'acheter?
Si le régime protecteur ne nous eût pas entraînés à imiter les Anglais, il est possible que nous ne les égalerions pas dans ces industries qui ont pour agents le fer et le feu; mais il est certain que nous aurions développé, bien plus que nous ne l'avons fait, celles qui ont pour agents la terre et l'eau. En ce moment nos montagnes seraient reboisées, nos fleuves contenus, notre sol sillonné de canaux et soumis à l'irrigation, la jachère aurait disparu, des récoltes variées se succéderaient sans interruption sur toute la surface du pays; les campagnes seraient animées, les villages offriraient à l'œil le doux aspect du contentement, de l'aisance et du progrès. Le travail et l'intelligence auraient suivi le capital dans la voie des améliorations agricoles; des hommes de mérite auraient tourné vers les champs l'activité, les lumières et l'énergie que d'injustes faveurs ont attirées vers les manufactures. Il y aurait peut-être quelques ouvriers de moins au fond des galeries d'Anzin, ou dans les vastes usines de l'Alsace, ou dans les caves de Lille. Mais il y aurait de vigoureux paysans de plus dans nos plaines et sur nos coteaux, et, sous quelque rapport que ce soit, pour la force défensive, pour l'indépendance, pour la sécurité, pour le bien-être, pour la dignité, pour la sécurité de notre population, je ne pense pas que nous eussions rien à envier à nos voisins.
On objectera peut-être que, dans ce cas, la nation française eût été purement agricole: je ne le crois pas; pas plus que la nation anglaise n'eût été exclusivement manufacturière. Chez l'une, le grand développement de la fabrication eût encouragé l'agriculture. Chez l'autre, la prospérité de l'agriculture eût favorisé la fabrication; car malgré la liberté la plus complète dans les relations des peuples, il y a toujours des matières premières qu'il est avantageux de mettre en œuvre sur place. On peut même concevoir (et pour moi du moins c'est un phénomène qui n'a rien d'étrange) que, produisant beaucoup plus de matières premières, la France en envoyât une grande partie se manufacturer en Angleterre, et en eût encore assez à fabriquer chez elle pour que son industrie manufacturière dépassât l'activité que nous lui voyons aujourd'hui; à peu près comme Orléans a probablement plus d'industrie, malgré tout ce qui lui arrive de Paris, que si Paris n'existait pas.
Mais ces manufactures, nées à l'air de la liberté, auraient le pied sur un terrain solide, inébranlable, et elles ne seraient pas à la merci d'un article d'un des cent tarifs de l'Europe.
8. – INANITÉ DE LA PROTECTION DE L'AGRICULTURE
Si les agriculteurs, que le passé a si peu instruits, ne commencent pas à ouvrir les yeux sur l'avenir, il faut qu'ils soient étrangement séduits par ce que semble renfermer de promesses ce mot même,
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V. le chap.