Jacques le fataliste et son maître. Dénis Diderot
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– C'est que je n'ai qu'un corps à la fois.
– Mon mari n'y est pas, mais cela ne vous empêchera pas de dîner ici.
– Non, puisque je ne lui ai confié ni mon estomac ni mon appétit.
– Comment se porte votre femme?
– Comme il lui plaît; c'est son affaire.
– Et vos enfants?
– À merveille!
– Et celui qui a de si beaux yeux, un si bel embonpoint, une si belle peau?
– Beaucoup mieux que les autres; il est mort.
– Leur apprenez-vous quelque chose?
– Non, madame.
– Quoi! ni à lire, ni à écrire, ni le catéchisme?
– Ni à lire, ni à écrire, ni le catéchisme.
– Et pourquoi cela?
– C'est qu'on ne m'a rien appris, et que je n'en suis pas plus ignorant. S'ils ont de l'esprit, ils feront comme moi; s'ils sont sots, ce que je leur apprendrais ne les rendrait que plus sots…»
Si vous rencontrez jamais cet original, il n'est pas nécessaire de le connaître pour l'aborder. Entraînez-le dans un cabaret, dites-lui votre affaire, proposez-lui de vous suivre à vingt lieues, il vous suivra; après l'avoir employé, renvoyez-le sans un sou; il s'en retournera satisfait.
Avez-vous entendu parler d'un certain Prémontval26 qui donnait à Paris des leçons publiques de mathématiques? C'était son ami… Mais Jacques et son maître se sont peut-être rejoints: voulez-vous que nous allions à eux, ou rester avec moi?.. Gousse et Prémontval tenaient ensemble l'école. Parmi les élèves qui s'y rendaient en foule, il y avait une jeune fille appelée Mlle Pigeon27, la fille de cet habile artiste qui a construit ces deux beaux planisphères qu'on a transportés du Jardin du Roi dans les salles de l'Académie des Sciences. Mlle Pigeon allait là tous les matins avec son portefeuille sous le bras et son étui de mathématiques dans son manchon. Un des professeurs, Prémontval, devint amoureux de son écolière, et tout à travers les propositions sur les solides inscrits à la sphère, il y eut un enfant de fait. Le père Pigeon n'était pas homme à entendre patiemment la vérité de ce corollaire. La situation des amants devient embarrassante, ils en confèrent; mais n'ayant rien, mais rien du tout, quel pouvait être le résultat de leurs délibérations? Ils appellent à leur secours l'ami Gousse. Celui-ci, sans mot dire, vend tout ce qu'il possède, linge, habits, machines, meubles, livres; fait une somme, jette les deux amoureux dans une chaise de poste, les accompagne à franc étrier jusqu'aux Alpes; là, il vide sa bourse du peu d'argent qui lui restait, le leur donne, les embrasse, leur souhaite un bon voyage, et s'en revient à pied demandant l'aumône jusqu'à Lyon, où il gagna, à peindre les parois d'un cloître de moines, de quoi revenir à Paris sans mendier. – Cela est très-beau. – Assurément! et d'après cette action héroïque vous croyez à Gousse un grand fonds de morale? Eh bien! détrompez-vous, il n'en avait pas plus qu'il n'y en a dans la tête d'un brochet. – Cela est impossible. – Cela est. Je l'avais occupé. Je lui donne un mandat de quatre-vingts livres sur mes commettants; la somme était écrite en chiffres; que fait-il? Il ajoute un zéro, et se fait payer huit cents livres. – Ah! l'horreur! – Il n'est pas plus malhonnête quand il me vole, qu'honnête quand il se dépouille pour un ami; c'est un original sans principes. Ces quatre-vingts francs ne lui suffisaient pas, avec un trait de plume il s'en procurait huit cents dont il avait besoin. Et les livres précieux dont il me fait présent? – Qu'est-ce que ces livres?.. – Mais Jacques et son maître? Mais les amours de Jacques? Ah! lecteur, la patience avec laquelle vous m'écoutez me prouve le peu d'intérêt que vous prenez à mes deux personnages, et je suis tenté de les laisser où ils sont… J'avais besoin d'un livre précieux, il me l'apporte; quelque temps après j'ai besoin d'un autre livre précieux, il me l'apporte encore; je veux les payer, il en refuse le prix. J'ai besoin d'un troisième livre précieux. «Pour celui-ci, dit-il, vous ne l'aurez pas, vous avez parlé trop tard; mon docteur de Sorbonne est mort.
– Et qu'a de commun la mort de votre docteur de Sorbonne avec le livre que je désire? Est-ce que vous avez pris les deux autres dans sa bibliothèque?
– Assurément!
– Sans son aveu?
– Eh! qu'en avais-je besoin pour exercer une justice distributive? Je n'ai fait que déplacer ces livres pour le mieux, en les transférant d'un endroit où ils étaient inutiles, dans un autre où l'on en ferait un bon usage…» Et prononcez après cela sur l'allure des hommes! Mais c'est l'histoire de Gousse avec sa femme qui est excellente… Je vous entends; vous en avez assez, et votre avis serait que nous allassions rejoindre nos deux voyageurs. Lecteur, vous me traitez comme un automate, cela n'est pas poli; dites les amours de Jacques, ne dites pas les amours de Jacques;… je veux que vous me parliez de l'histoire de Gousse; j'en ai assez… Il faut sans doute que j'aille quelquefois à votre fantaisie; mais il faut que j'aille quelquefois à la mienne, sans compter que tout auditeur qui me permet de commencer un récit s'engage d'en entendre la fin.
Je vous ai dit premièrement; or, dire un premièrement, c'est annoncer au moins un secondement. Secondement donc… Écoutez-moi, ne m'écoutez pas, je parlerai tout seul… Le capitaine de Jacques et son camarade pouvaient être tourmentés d'une jalousie violente et secrète: c'est un sentiment que l'amitié n'éteint pas toujours. Rien de si difficile à pardonner que le mérite. N'appréhendaient-ils pas un passe-droit, qui les aurait également offensés tous deux? Sans s'en douter, ils cherchaient d'avance à se délivrer d'un concurrent dangereux, ils se tâtaient pour l'occasion à venir. Mais comment avoir cette idée de celui qui cède si généreusement son commandement de place à son ami indigent? Il le cède, il est vrai; mais s'il en eût été privé, peut-être l'eût-il revendiqué à la pointe de l'épée. Un passe-droit entre les militaires, s'il n'honore pas celui qui en profite, déshonore son rival. Mais laissons tout cela, et disons que c'était leur coin de folie. Est-ce que chacun n'a pas le sien? Celui de nos deux officiers fut pendant plusieurs siècles celui de toute l'Europe; on l'appelait l'esprit de chevalerie. Toute cette multitude brillante, armée de pied en cap, décorée de diverses livrées d'amour, caracolant sur des palefrois, la lance au poing, la visière haute ou baissée, se regardant fièrement, se mesurant de l'œil, se menaçant, se renversant sur la poussière, jonchant l'espace d'un vaste tournoi des éclats d'armes brisées, n'étaient que des amis jaloux du mérite en vogue. Ces amis, au moment où ils tenaient leurs lances en arrêt, chacun à l'extrémité de la carrière, et qu'ils avaient pressé de l'aiguillon les flancs de leurs coursiers, devenaient les plus terribles ennemis; ils fondaient les uns sur les autres avec la même fureur qu'ils auraient portée sur un champ de bataille. Eh bien! nos deux officiers n'étaient que deux paladins, nés de nos jours, avec les mœurs des anciens. Chaque vertu et chaque vice se montre et passe de mode. La force du corps eut son temps, l'adresse aux exercices eut le sien. La bravoure est tantôt plus, tantôt moins considérée; plus elle est commune, moins on en est vain, moins on en fait l'éloge. Suivez les inclinations des hommes, et vous en remarquerez qui semblent être venus au monde trop tard: ils sont d'un autre siècle. Et qu'est-ce qui empêcherait de croire que nos deux militaires avaient été engagés dans ces combats journaliers et périlleux par le seul désir de trouver le côté faible de son rival et d'obtenir la supériorité sur lui? Les duels se répètent dans la société sous toutes sortes de formes, entre des prêtres, entre des magistrats, entre des littérateurs, entre des philosophes; chaque état a sa lance et ses chevaliers, et nos assemblées les plus respectables, les plus amusantes,
26
Prémontval (Pierre Le Guay de), fils d'un vieux commissaire de quartier de Paris, naquit à Charenton en 1716. Il enseignait les mathématiques vers 1740. Après qu'il eut enlevé Mlle Pigeon, il passa en Suisse, puis à Berlin, y vécut pauvrement, quoique membre de l'Académie, et y mourut en 1764. À Paris, il faisait des conférences. Il est assez gai de voir Crébillon fils, comme censeur, donner son approbation au
27
Pigeon (Marie-Anne-Victoire), femme de Prémontval, née à Paris en 1724, mourut à Berlin en 1767, peu de temps après son mari. Elle était lectrice de la princesse Henri de Prusse. Elle a publié en 1750: