Jacques le fataliste et son maître. Dénis Diderot
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Ces «pages entières» consistent en deux fragments, l'un au commencement du livre, l'autre à l'avant-dernier feuillet, et celui-ci est ainsi annoncé: «Voici le second paragraphe (du prétendu manuscrit d'où est tirée l'histoire des amours de Jacques), copié de la Vie de Tristram Shandy, à moins que l'entretien de Jacques le Fataliste et de son maître ne soit antérieur à cet ouvrage, et que le ministre Sterne ne soit le plagiaire5, ce que je ne crois pas, mais par une estime toute particulière de M. Sterne, que je distingue de la plupart des littérateurs de sa nation, dont l'usage assez fréquent est de nous voler et de nous dire des injures.»
En fait, Diderot, comme l'a fait Nodier pour l'Histoire du roi de Bohême et de ses sept châteaux, a emprunté à Sterne une situation que l'auteur anglais n'avait point développée: celle du caporal Trim, commençant l'histoire de sa blessure au genou et celle de ses amours, histoire achevée quatre pages plus loin par l'oncle Toby. Il en a pris le début et la conclusion: la scène qui amène le baiser sur la main; et, entre ces deux demi-pages, il a intercalé un volume où il n'y a, pour rappeler Sterne, que l'affectation à courir d'un sujet à l'autre, avec cette différence toutefois que les sujets choisis par Diderot entrent dans la catégorie de ce que les Allemands appellent ses «romans sociaux,» qu'ils ont tous une portée, que dans tous il y a de l'intérêt, et que l'ampleur de la pensée y fait à chaque instant craquer les coutures de l'habit trop étroit où l'auteur voudrait la maintenir.
Mauvais habit que Diderot a eu le tort de choisir, s'il n'a pas voulu en même temps donner une leçon. Sterne avait alors des partisans en France, et beaucoup. Mlle de Lespinasse s'amusait à raconter les bonnes actions de Mme Geoffrin dans un style où l'émotion ne vient pas toujours à point nommé faire oublier la peine que se donne l'écrivain pour la faire naître par le contraste. Le Voyage sentimental avait fait école, mais Tristram Shandy n'était pas encore connu chez nous. Les deux derniers volumes dans lesquels Diderot a pris son thème, parus en 1767, ne furent traduits qu'en 1785. En suivant ce modèle, Diderot se laissait sans doute un peu prendre à la mode qui courait, mais n'essayait-il pas, en même temps, de la diriger? Comme c'était sa manie de retoucher ce que les autres avaient fait et de montrer ce qu'ils auraient pu faire, n'a-t-il pas voulu montrer qu'avec les procédés de Sterne on pouvait avoir l'haleine plus longue, et qu'il n'était pas interdit, malgré les digressions, de finir ce que l'on commençait; car, malgré qu'on en dise, Jacques le Fataliste forme un tout dans lequel on ne peut méconnaître un très-grand art de composition. Nous l'avons vu affirmer par Gœthe lui-même (Notice préliminaire du Neveu de Rameau).
Naigeon trouve le livre trop long de moitié et regrette que Diderot ait fait effort pour être plaisant, car «il ne l'était nullement, surtout quand il voulait l'être.» Mais M. Rosenkranz fait observer avec raison qu'à part ce qui concerne les doctrines philosophiques, Naigeon n'a pas grande autorité, et qu'il ne comprend pas du tout le côté artistique de son maître. Nous pourrions citer encore une lettre de Gœthe à Merck, du 7 avril 1780, où Jacques le Fataliste est présenté comme un repas de tous points excellent et servi avec une admirable entente de l'art du cuisinier et du maître d'hôtel réunis. En 1840, E. Erdmann, dans son Développement de l'empirisme et du matérialisme, de Locke à Kant (p. 268), présente ce roman comme un chef-d'œuvre encore insuffisamment apprécié. Voici les opinions allemandes. Quant aux opinions françaises, elles sont, comme il en est chez nous de toutes les opinions, coulées dans le même moule. On parle de Jacques le Fataliste comme en a parlé la Décade citée plus haut, et on se garde bien de le lire.
C'est pendant son séjour en Hollande et en Russie que Diderot a écrit ce livre. Il y est question de la représentation du Bourru bienfaisant de Goldoni, qui eut lieu en 1771, et Mme de Vandeul dit que son père fit, à l'époque de son retour, «deux petits romans, Jacques le Fataliste et la Religieuse.» Nous avons vu qu'il n'avait fait que retoucher ce dernier. Peut-être aussi n'a-t-il fait, dans le premier, que donner un cadre à des histoires depuis longtemps ébauchées et que le procédé de Sterne lui permettait de rattacher par un lien commun.
Il a paru un Second Voyage de Jacques le Fataliste et de son maître (de Diderot), à Versailles, chez Locard, et à Paris, chez tous les marchands de nouveautés, 1803, in-12.
L'auteur de cette suite est encore inconnu. Il a été fait, à ce sujet, plusieurs questions dans l'Intermédiaire des chercheurs et des curieux, qui n'ont point obtenu de réponses. Le seul renseignement qu'on trouve dans le livre est cette note:
«Pardon, pardon, trois fois pardon, si j'entreprends de continuer les aventures de Jacques et de son maître. Il était écrit de tous les temps que je ferais cette folie-là. Je ne puis m'opposer à ma destinée… P.L.C.»
Il a été joué aux Variétés, en 1850, sous le titre de Jacques le Fataliste, un vaudeville en deux actes de M. Dumanoir, Clairville et Bernard Lopez, dans lequel Bouret et Rameau jouent un rôle.
Nous avons eu peu de modifications à faire au texte adopté; les corrections que M. Brière avait apportées aux éditions précédentes étant presque toutes justifiées. Cependant, nous sommes revenu sur quelques-unes; M. Dubrunfaut possède de ce roman une fort belle copie qui paraît avoir servi à l'impression de la première édition. Il a bien voulu nous la confier, et nous l'avons suivie de préférence dans les cas douteux, entre autres, p. 27, pour le membre de phrase: «Et à elle donc,» mis dans la bouche du maître par tous nos prédécesseurs, même par Buisson.
JACQUES LE FATALISTE
ET
SON MAÎTRE
Comment s'étaient-ils rencontrés? Par hasard, comme tout le monde. Comment s'appelaient-il? Que vous importe? D'où venaient-ils? Du lieu le plus prochain. Où allaient-ils? Est-ce que l'on sait où l'on va? Que disaient-ils? Le maître ne disait rien; et Jacques disait que son capitaine disait que tout ce qui nous arrive de bien et de mal ici-bas était écrit là-haut.
C'est un grand mot que cela.
Mon capitaine ajoutait que chaque balle qui partait d'un fusil avait son billet6.
Et il avait raison…
Après une courte pause, Jacques s'écria: Que le diable emporte le cabaretier et son cabaret!
Pourquoi donner au diable son prochain? Cela n'est pas chrétien.
C'est que, tandis que je m'enivre de son mauvais vin, j'oublie de mener nos chevaux à l'abreuvoir. Mon père s'en aperçoit; il se fâche. Je hoche de la tête; il prend un bâton, et m'en frotte un peu durement les épaules. Un régiment passait pour aller au Camp devant Fontenoy; de dépit je m'enrôle. Nous arrivons; la bataille se donne.
Et tu reçois la balle à ton adresse.
Vous l'avez deviné; un coup de feu au genou; et Dieu sait les bonnes et mauvaises aventures amenées par ce coup de feu. Elles se tiennent ni plus ni moins que les chaînons d'une gourmette. Sans ce coup de feu, par exemple, je crois que je n'aurais été amoureux de ma vie, ni boiteux.
Tu as donc été amoureux7?
Si je l'ai été!
5
L'accusation de plagiat n'a pas été ménagée à Sterne, en Angleterre. On a noté tous les passages qu'il avait empruntés, bien plus pour s'en moquer que pour se les approprier, il est vrai, mais qu'il a eu le tort, par excès d'
6
«Le roi Guillaume, sauf votre respect, dit Trim, était d'avis que notre destinée ici-bas était arrêtée d'avance; tellement qu'il disait souvent à ses soldats que «chaque balle avait son billet.» (Sterne,
7
«Et puis, dit le caporal, reprenant la parole, – mais d'un ton plus gai, – sans ce coup de feu je n'aurais jamais été amoureux, sauf votre respect. – Tu as donc été amoureux, Trim? dit mon oncle Toby en souriant.» (Sterne,