Jacques le fataliste et son maître. Dénis Diderot
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Mais en raisonnant à ta façon, il n'y a point de crime qu'on ne commît sans remords.
Ce que vous m'objectez là m'a plus d'une fois chiffonné la cervelle; mais avec tout cela, malgré que j'en aie, j'en reviens toujours au mot de mon capitaine: Tout ce qui nous arrive de bien et de mal ici-bas est écrit là-haut. Savez-vous, monsieur, quelque moyen d'effacer cette écriture? Puis-je n'être pas moi? Et étant moi, puis-je faire autrement que moi? Puis-je être moi et un autre? Et depuis que je suis au monde, y a-t-il eu un seul instant où cela n'ait été vrai? Prêchez tant qu'il vous plaira, vos raisons seront peut-être bonnes; mais s'il est écrit en moi ou là-haut que je les trouverai mauvaises, que voulez-vous que j'y fasse?
Je rêve à une chose: c'est si ton bienfaiteur eût été cocu parce qu'il était écrit là-haut; ou si cela était écrit là-haut parce que tu ferais cocu ton bienfaiteur?
Tous les deux étaient écrits l'un à côté de l'autre. Tout a été écrit à la fois. C'est comme un grand rouleau qui se déploie petit à petit…
Vous concevez, lecteur, jusqu'où je pourrais pousser cette conversation sur un sujet dont on a tant parlé, tant écrit depuis deux mille ans, sans en être d'un pas plus avancé. Si vous me savez peu de gré de ce que je vous dis, sachez-m'en beaucoup de ce que je ne vous dis pas.
Tandis que nos deux théologiens disputaient sans s'entendre, comme il peut arriver en théologie, la nuit s'approchait. Ils traversaient une contrée peu sûre en tout temps, et qui l'était bien moins encore alors que la mauvaise administration et la misère avaient multiplié sans fin le nombre des malfaiteurs. Ils s'arrêtèrent dans la plus misérable des auberges. On leur dressa deux lits de sangles dans une chambre formée de cloisons entr'ouvertes de tous les côtés. Ils demandèrent à souper. On leur apporta de l'eau de mare, du pain noir et du vin tourné. L'hôte, l'hôtesse, les enfants, les valets, tout avait l'air sinistre. Ils entendaient à côté d'eux les ris immodérés et la joie tumultueuse d'une douzaine de brigands qui les avaient précédés et qui s'étaient emparés de toutes les provisions. Jacques était assez tranquille; il s'en fallait beaucoup que son maître le fût autant. Celui-ci promenait son souci en long et en large, tandis que son valet dévorait quelques morceaux de pain noir, et avalait en grimaçant quelques verres de mauvais vin. Ils en étaient là, lorsqu'ils entendirent frapper à leur porte: c'était un valet que ces insolents et dangereux voisins avaient contraint d'apporter à nos deux voyageurs, sur une de leurs assiettes, tous les os d'une volaille qu'ils avaient mangée. Jacques, indigné, prend les pistolets de son maître.
«Où vas-tu?
– Laissez-moi faire.
– Où vas-tu? te dis-je.
– Mettre à la raison cette canaille.
– Sais-tu qu'ils sont une douzaine?
– Fussent-ils cent, le nombre n'y fait rien, s'il est écrit là-haut qu'ils ne sont pas assez.
– Que le diable t'emporte avec ton impertinent dicton!..»
Jacques s'échappe des mains de son maître, entre dans la chambre de ces coupe-jarrets, un pistolet armé dans chaque main. «Vite, qu'on se couche, leur dit-il, le premier qui remue je lui brûle la cervelle…» Jacques avait l'air et le ton si vrais, que ces coquins, qui prisaient autant la vie que d'honnêtes gens, se lèvent de table sans souffler le mot, se déshabillent et se couchent. Son maître, incertain sur la manière dont cette aventure finirait, l'attendait en tremblant. Jacques rentra chargé des dépouilles de ces gens; il s'en était emparé pour qu'ils ne fussent pas tentés de se relever; il avait éteint leur lumière et fermé à double tour leur porte, dont il tenait la clef avec un de ses pistolets. «À présent, monsieur, dit-il à son maître, nous n'avons plus qu'à nous barricader en poussant nos lits contre cette porte, et à dormir paisiblement…» Et il se mit en devoir de pousser les lits, racontant froidement et succinctement à son maître le détail de cette expédition.
Jacques, quel diable d'homme es-tu! Tu crois donc…
Je ne crois ni ne décrois.
S'ils avaient refusé de se coucher?
Cela était impossible.
Pourquoi?
Parce qu'ils ne l'ont pas fait.
S'ils se relevaient?
Tant pis ou tant mieux.
Si… si… si… et…
Si, si la mer bouillait, il y aurait, comme on dit, bien des poissons de cuits. Que diable, monsieur, tout à l'heure vous avez cru que je courais un grand danger, et rien n'était plus faux; à présent vous vous croyez en grand danger, et rien peut-être n'est encore plus faux. Tous, dans cette maison, nous avons peur les uns des autres; ce qui prouve que nous sommes tous des sots…
Et, tout en discourant ainsi, le voilà déshabillé, couché et endormi. Son maître, en mangeant à son tour un morceau de pain noir, et buvant un coup de mauvais vin, prêtait l'oreille autour de lui, regardait Jacques qui ronflait et disait: «Quel diable d'homme est-ce là!..» À l'exemple de son valet, le maître s'étendit aussi sur son grabat, mais il n'y dormit pas de même. Dès la pointe du jour, Jacques sentit une main qui le poussait; c'était celle de son maître qui l'appelait à voix basse: Jacques! Jacques!
Qu'est-ce?
Il fait jour.
Cela se peut.
Lève-toi donc.
Pourquoi?
Pour sortir d'ici au plus vite.
Pourquoi?
Parce que nous y sommes mal.
Qui le sait, et si nous serons mieux ailleurs?
Jacques?
Eh bien, Jacques! Jacques! quel diable d'homme êtes-vous?
Quel diable d'homme es-tu! Jacques, mon ami, je t'en prie.
Jacques se frotta les yeux, bâilla à plusieurs reprises, étendit les bras, se leva, s'habilla sans se presser, repoussa les lits, sortit de la chambre, descendit, alla à l'écurie, sella et brida les chevaux, éveilla l'hôte qui dormait encore, paya la dépense, garda les clefs des deux chambres; et voilà nos gens partis.
Le maître voulait s'éloigner au grand trot; Jacques voulait aller le pas, et toujours d'après son système. Lorsqu'ils