Lettres à Mademoiselle de Volland. Dénis Diderot

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Lettres à Mademoiselle de Volland - Dénis Diderot

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par les intervalles étroits qui les séparent. Les paysans y ont établi des pêcheries. C'est un aspect vraiment romanesque. Saint-Maur, d'un côté, dans le fond; Chennevières et Champigny, de l'autre, sur les sommets; la Marne, des vignes, des bois, des prairies entre deux. L'imagination aurait peine à rassembler plus de richesse et de variété que la nature n'en offre là. Nous nous sommes proposé d'y retourner, quoique nous en soyons revenus tous écloppés. Je m'étais fiché une épine au doigt; le Baron était entrepris d'un torticolis, et un mouvement de bile commençait à tracasser notre mélancolique Écossais.

      Il était temps que nous regagnassions le salon. Nous y voilà, les femmes étalées sur le fond, les hommes rangés autour du foyer; ici l'on se réchauffe; là on respire. On est encore en silence, mais ce ne sera pas pour longtemps. C'est Mlle d'Holbach qui a parlé la première, et elle a dit:

      – Maman, que ne faites-vous une partie? – Non; j'aime mieux me reposer et bavarder. – Comme vous voudrez. Reposons nous et bavardons.

      Il est inutile que je vous nomme dans la suite les interlocuteurs, vous les connaissez tous.

      – Eh bien! philosophe, où en êtes-vous de votre besogne? – J'en suis aux Arabes et aux Sarrasins51. – À Mahomet, le meilleur ami des femmes? – Oui, et le plus grand ennemi de la raison. – Voilà une impertinente remarque. – Madame, ce n'est point une remarque, c'est un fait. – Autre sottise; ces messieurs sont montés sur le ton galant.

      – Ces peuples n'ont connu l'écriture que peu de temps avant l'hégire. – L'hégire! quel animal est-ce là? – Madame, c'est la grande époque des musulmans. – Me voilà bien avancée; je n'entends pas plus son époque que son hégire, et son hégire que son époque. Ils ont la rage de parler grec.

      – Antérieurement à cette époque, c'étaient des idolâtres grossiers; celui à qui la nature avait accordé quelque éloquence pouvait tout sur eux. Ceux qu'ils honoraient du nom de chated étaient pâtres, astrologues, musiciens, poètes, médecins, législateurs et prêtres, caractères qu'on ne trouve guère réunis dans une même personne que chez les peuples barbares et sauvages. – Cela est juste. – Tel fut Orphée chez les Grecs, Moïse chez les Hébreux, Numa chez les Romains. – Point de nouvelles de Paris, mes buis ne seront pas plantés cet automne. Ce Berlize52 est un baguenaudier. Il m'en faut cent cinquante bottes et il m'en envoie quatre-vingts. – Ces plates-bandes seront fort bien; qu'en pensez-vous? – À merveille. – Je voudrais bien que M. Charon53 revît son jardin.

      – Les premiers législateurs des nations étaient chargés d'interpréter la volonté des dieux, de les apaiser dans les calamités publiques, d'ordonner des entreprises, de célébrer les succès, de décerner des récompenses, d'infliger des châtiments, de marquer des jours de repos et de travail, de lier et d'absoudre, d'assembler et de disperser, d'armer et de désarmer, d'imposer les mains pour soulager ou pour exterminer. À mesure qu'un peuple se police, ces fonctions se séparent… Un homme commande… un autre sacrifie… un troisième guérit… un quatrième, plus sacré, les immortalise… et s'immortalise lui-même.

      – Madame, ce qu'ils disent là est fort beau. – Je me soucie bien de ce qu'ils disent; je pense à mes buis. Il y a longtemps que nous n'avons vu la Parfaite-Union.– Tant mieux. – Ils sont pourtant à Saint-Maur. Qu'ils y restent… – Cette femme-là est plus femme que toutes les autres femmes ensemble. – Jamais elle ne sait ce qu'elle veut. – Pardonnez-moi; mais elle n'est jamais contente de ce qu'elle a. – Je la trouve plus malheureuse que folle. Il n'y a rien de si incommode que le désir, si ce n'est la possession. – Cependant il faut avoir ou manquer. – C'est une assez triste nécessité…

      – Ce fut un certain Moramere qui inventa l'alphabet arabe, et la nation fut partagée en érudits ou gens qui savaient lire, et en idiots. Le saint prophète ne sut lire ni écrire. De là, la haine des premiers musulmans contre toute espèce de connaissance; le mépris qui s'en est perpétué jusqu'à ce jour, et la plus longue durée garantie à ses impostures… C'est une observation assez générale que la religion perd à mesure que la philosophie gagne. On en conclura tout ce qu'on voudra contre l'inutilité de l'une ou contre la vérité de l'autre.

      – Votre madame de *** nous avait promis. Que diable fait-elle à Paris? – Elle enrage. – De quoi? elle ne manque pas de figure; elle a de l'esprit; tout le monde l'aime. – Et, ce qui vaut encore mieux, elle n'aime personne. – Maman, vous riez toute seule. – Je pense à la figure de son petit magot. Ne trouvez-vous pas qu'il ressemble au manche d'une basse de viole? Imaginez cet outil-là entre les jambes de sa femme. – Allons, mesdames, courage. – Pardi, mon gendre, laissez-nous médire un peu de notre prochain. Je suis sûre qu'on en fait autant de nous sans que je m'en chagrine; c'est que je ne me chagrine de rien. – Et puis, comment pardonner aux défauts de ses amis, si on ne les connaît pas? – Ma femme. – Qu'avez-vous à dire à cela? – Que vous alliez prendre votre mandore et que vous nous en jouiez quelques airs. Ce bruit sera moins désagréable et plus innocent. – Ma fille, je te prie de n'en rien faire; je ne conçois rien de si maussade que ton mari quand il est malade. C'est comme les autres quand ils se portent bien. Et que diantre, radotez de votre philosophie, et ne vous mêlez pas de nous. Vous étiez dans les sérails, retournez-y. – C'est le plus court…

      – Eh bien! philosophe, vous disiez donc que plus il y aura de penseurs à Constantinople, moins on fera de pèlerinages à la Mecque. – Oui – Je suis de son avis. – Je pense même que, quand il y a dans une capitale un acte religieux annuel et commun, on peut le regarder comme une mesure assez sûre du progrès de l'incrédulité, de la corruption des mœurs et du déclin de la superstition nationale. – Comment cela? – Le voici: supposons, par exemple, qu'il y eût en 1700, trente mille pèlerinages à la Mecque, ou trente mille communions sur une paroisse, et qu'en 1750 il ne se fît plus que dix mille pèlerinages et dix mille communions, il est certain que la foi, et tout ce qui y tient, se serait affaibli de deux tiers.

      – Mademoiselle Anselme. – Madame. – Vous avez bien le plus vilain cul qui se puisse. – En vérité, ma belle-mère, vous êtes d'une folie! – Au sérail, mon gendre! Oh! mademoiselle, un très-vilain cul. – Je ne m'en soucie guère; je ne le vois pas. – Mais c'est qu'il est noir, ridé, maigre, sec, petit, plissé, chagriné! Si saint Pierre le savait, il en rabattrait un peu. – Elle a un si joli visage! comment aurait-elle un si vilain cul? – Voilà mon philosophe qui m'a devant lui, et qui conclut du visage au cul. Tant y a que le sien est fort laid et que je m'en crois, car je l'ai vu. – Vous l'avez vu, madame? – Oui, je l'ai vu… toute la nuit en rêve.

      – Eh bien! philosophe? – Je ne sais plus où j'en suis. – Et laissez là ces folles. – Ma foi, elles parlent d'un cul qui m'a tourné la tête. – Vous en étiez à l'acte religieux annuel, et au déclin de la superstition nationale. – M'y voilà. Je pense que ce déclin a un terme; les progrès de la lumière sont limités; elle ne gagne guère les faubourgs. Le peuple y est trop bête, trop misérable et trop occupé: elle s'arrêta là; alors le nombre de ceux qui satisfont, dans l'année, à la grande cérémonie est égal au nombre de ceux qui restent, au milieu de la révolution des esprits, aveugles ou éclairés, incurables ou incorruptibles, comme il vous plaira. – Ainsi voilà le troupeau de l'Église. – Il peut s'accroître, mais non diminuer. – La quantité de la canaille est à peu près toujours la même.

      – Écoutez, madame, écoutez. – Je m'ennuie assez sans cela. Il ne me fallait plus que la Socoplie… J'étais faite cette année pour voir de vilains culs… Il y a deux mois que j'étais seule ici; je ne savais que devenir; je me fis mener à Bonneuil,

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<p>51</p>

En effet, ce qu'on va lire est, moins les interruptions, bien entendu, reproduit dans l'article Sarrasins de l'Encyclopédie. Voir t. XII, p. 36 et suiv.

<p>52</p>

Intendant du baron d'Holbach.

<p>53</p>

M. Charon était le précédent propriétaire du Grandval.