Eugénie Grandet. Honore de Balzac
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– Vous ętes bien courageux, monsieur, lui dit-elle, de quitter les plaisirs de la capitale pendant l'hiver pour venir habiter Saumur. Mais si nous ne vous faisons pas trop peur, vous verrez que l'on peut encore s'y amuser.
Elle lui lança une véritable oeillade de province, oů, par habitude, les femmes mettent tant de réserve et de prudence dans leurs yeux qu'elles leur communiquent la friande concupiscence particuličre ŕ ceux des ecclésiastiques, pour qui tout plaisir semble ou un vol ou une faute. Charles se trouvait si dépaysé dans cette salle, si loin du vaste château et de la fastueuse existence qu'il supposait ŕ son oncle, qu'en regardant attentivement madame des Grassins, il aperçut enfin une image ŕ demi effacée des figures parisiennes. Il répondit avec grâce ŕ l'espčce d'invitation qui lui était adressée, et il s'engagea naturellement une conversation dans laquelle madame des Grassins baissa graduellement sa voix pour la mettre en harmonie avec la nature de ses confidences. Il existait chez elle et chez Charles un męme besoin de confiance. Aussi, aprčs quelques moments de causerie coquette et de plaisanteries sérieuses, l'adroite provinciale put-elle lui dire sans se croire entendue des autres personnes, qui parlaient de la vente des vins, dont s'occupait en ce moment tout le Saumurois:
– Monsieur, si vous voulez nous faire l'honneur de venir nous voir, vous ferez trčs certainement autant de plaisir ŕ mon mari qu'ŕ moi. Notre salon est le seul dans Saumur oů vous trouverez réunis le haut commerce et la noblesse: nous appartenons aux deux sociétés, qui ne veulent se rencontrer que lŕ parce qu'on s'y amuse. Mon mari, je le dis avec orgueil, est également considéré par les uns et par les autres. Ainsi, nous tâcherons de faire diversion ŕ l'ennui de votre séjour ici. Si vous restiez chez monsieur Grandet, que deviendriez-vous, bon Dieu! Votre oncle est un grigou qui ne pense qu'ŕ ses provins, votre tante est une dévote qui ne sait pas coudre deux idées, et votre cousine est une petite sotte, sans éducation, commune, sans dot, et qui passe sa vie ŕ raccommoder des torchons.
– Elle est trčs bien, cette femme, se dit en lui-męme Charles Grandet en répondant aux minauderies de madame des Grassins.
– Il me semble, ma femme, que tu veux accaparer monsieur, dit en riant le gros et grand banquier.
A cette observation, le notaire et le président dirent des mots plus ou moins malicieux; mais l'abbé les regarda d'un air fin et résuma leurs pensées en prenant une pincée de tabac, et offrant sa tabatičre ŕ la ronde:
– Qui mieux que madame, dit-il, pourrait faire ŕ monsieur les honneurs de Saumur?
– Ha! çŕ, comment l'entendez-vous, monsieur l'abbé? demanda monsieur des Grassins.
– Je l'entends, monsieur, dans le sens la plus favorable pour vous, pour madame, pour la ville de Saumur et pour monsieur, ajouta le rusé vieillard en se tournant vers Charles.
Sans paraître y pręter la moindre attention, l'abbé Cruchot avait su deviner la conversation de Charles et de madame des Grassins.
– Monsieur, dit enfin Adolphe ŕ Charles d'un air qu'il aurait voulu rendre dégagé, je ne sais si vous avez conservé quelque souvenir de moi; j'ai eu le plaisir d'ętre votre vis-ŕ-vis ŕ un bal donné par monsieur le baron de Nucingen, et …
– Parfaitement, monsieur, parfaitement, répondit Charles surpris de se voir l'objet des attentions de tout le monde.
– Monsieur est votre fils? demanda-t-il ŕ madame des Grassins.
L'abbé regarda malicieusement la mčre.
– Oui, monsieur, dit-elle.
– Vous étiez donc bien jeune ŕ Paris? reprit Charles en s'adressant ŕAdolphe.
– Que voulez-vous, monsieur, dit l'abbé, nous les envoyons ŕ Babylone aussitôt qu'ils sont sevrés.
Madame des Grassins interrogea l'abbé par un regard d'une étonnante profondeur.
– Il faut venir en province, dit-il en continuant, pour trouver des femmes de trente et quelques années aussi fraîches que l'est madame, aprčs avoir eu des fils bientôt Licenciés en Droit. Il me semble ętre encore au jour oů les jeunes gens et les dames montaient sur des chaises pour vous voir danser au bal, madame, ajouta l'abbé en se tournant vers son adversaire femelle. Pour moi, vos succčs sont d'hier …
– Oh! le vieux scélérat! se dit en elle-męme madame des Grassins, me devinerait-il donc?
– Il paraît que j'aurai beaucoup de succčs ŕ Saumur, se disait Charles en déboutonnant sa redingote, se mettant la main dans son gilet, et jetant son regard ŕ travers les espaces pour imiter la pose donnée ŕ lord Byron par Chantrey.
L'inattention du pčre Grandet, ou, pour mieux dire, la préoccupation dans laquelle le plongeait la lecture de sa lettre, n'échappčrent ni au notaire ni au président qui tâchaient d'en conjecturer le contenu par les imperceptibles mouvements de la figure du bonhomme, alors fortement éclairée par la chandelle. Le vigneron maintenait difficilement le calme habituel de sa physionomie. D'ailleurs chacun pourra se peindre la contenance affectée par cet homme en lisant la fatale lettre que voici:
ŤMon frčre, voici bientôt vingt-trois ans que nous ne nous sommes vus. Mon mariage a été l'objet de notre derničre entrevue, aprčs laquelle nous nous sommes quittés joyeux l'un et l'autre. Certes je ne pouvais gučre prévoir que tu serais un jour le seul soutien de la famille, ŕ la prospérité de laquelle tu applaudissais alors. Quand tu tiendras cette lettre en tes mains, je n'existerai plus. Dans la position oů j'étais, je n'ai pas voulu survivre ŕ la honte d'une faillite. Je me suis tenu sur le bord du gouffre jusqu'au dernier moment, espérant surnager toujours. Il faut y tomber. Les banqueroutes réunies de mon agent de change et de Roguin, mon notaire, m'emportent mes derničres ressources et ne me laissent rien. J'ai la douleur de devoir prčs de quatre millions sans pouvoir offrir plus de vingt-cinq pour cent d'actif. Mes vins emmagasinés éprouvent en ce moment la baisse ruineuse que causent l'abondance et la qualité de vos récoltes. Dans trois jours Paris dira: ŤMonsieur Grandet était un fripon!ť Je me coucherai, moi probe, dans un linceul d'infamie. Je ravis ŕ mon fils et son nom que j'entache et la fortune de sa mčre. Il ne sait rien de cela, ce malheureux enfant que j'idolâtre. Nous nous sommes dit adieu tendrement. Il ignorait, par bonheur, que les derniers flots de ma vie s'épanchaient dans cet adieu. Ne me maudira-t-il pas un jour? Mon frčre, mon frčre, la malédiction de nos enfants est épouvantable; ils peuvent appeler de la nôtre, mais la leur est irrévocable.
ŤGrandet, tu es mon aîné, tu me dois ta protection: fais que Charles ne jette aucune parole amčre sur ma tombe! Mon frčre, si je t'écrivais avec mon sang et mes larmes, il n'y aurait pas autant de douleurs que j'en mets dans cette lettre; car je pleurerais, je saignerais, je serais mort, je ne souffrirais plus; mais je souffre et vois la mort d'un oeil sec. Te voilŕ donc le pčre de Charles! il n'a point de parents du côté maternel, tu sais pourquoi. Pourquoi n'ai-je pas obéi aux préjugés sociaux? Pourquoi ai-je cédé ŕ l'amour? Pourquoi ai-je épousé la fille naturelle d'un grand seigneur? Charles n'a plus de famille. O mon malheureux fils! mon fils! Ecoute, Grandet, je ne suis pas venu t'implorer pour moi; d'ailleurs tes biens ne sont peut-ętre pas assez considérables pour supporter une hypothčque de trois millions; mais pour mon fils! Sache-le bien, mon frčre, mes mains suppliantes se sont jointes en pensant ŕ toi. Grandet, je te confie Charles en mourant. Enfin je regarde mes pistolets sans douleur en pensant que tu lui serviras de pčre. Il m'aimait bien, Charles; j'étais si bon pour lui, je ne le contrariais jamais: il ne me maudira pas. D'ailleurs, tu verras, il est doux, il tient de sa mčre, il ne te donnera jamais de chagrin. Pauvre enfant! accoutumé aux jouissances du luxe, il ne connaît aucune