Eugénie Grandet. Honore de Balzac
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A peine fut-il permis ŕ monsieur des Grassins d'apercevoir la figure d'un jeune homme accompagné du facteur des messageries, qui portait deux malles énormes et traînait des sacs de nuit. Grandet se retourna brusquement vers sa femme et lui dit:
– Madame Grandet, allez ŕ votre loto. Laissez-moi m'entendre avec monsieur.
Puis il tira vivement la porte de la salle, oů les joueurs agités reprirent leurs places, mais sans continuer le jeu.
– Est-ce quelqu'un de Saumur, monsieur des Grassins? lui dit sa femme.
– Non, c'est un voyageur.
– Il ne peut venir que de Paris. En effet, dit le notaire en tirant sa vieille montre épaisse de deux doigts et qui ressemblait ŕ un vaisseau hollandais, il est neuffe-s-heures. Peste! la diligence du Grand Bureau n'est jamais en retard.
– Et ce monsieur est-il jeune? demanda l'abbé Cruchot.
– Oui, répondit monsieur des Grassins. Il apporte des paquets qui doivent peser au moins trois cents kilos.
– Nanon ne revient pas, dit Eugénie.
– Ce ne peut ętre qu'un de vos parents, dit le président.
– Faisons les mises, s'écria doucement Madame Grandet. A sa voix, j'ai vu que monsieur Grandet était contrarié, peut-ętre ne serait-il pas content de s'apercevoir que nous parlons de ses affaires.
– Mademoiselle, dit Adolphe ŕ sa voisine, ce sera sans doute votre cousin Grandet, un bien joli jeune homme que j'ai vu au bal de monsieur de Nucingen. Adolphe ne continua pas, sa mčre lui marcha sur le pied, puis, en lui demandant ŕ haute voix deux sous pour sa mise:
– Veux-tu te taire, grand nigaud! lui dit-elle ŕ l'oreille.
En ce moment Grandet rentra sans la grande Nanon, dont le pas et celui du facteur retentirent dans les escaliers; il était suivi du voyageur qui depuis quelques instants excitait tant de curiosités et préoccupait si vivement les imaginations, que son arrivée en ce logis et sa chute au milieu de ce monde peut ętre comparée ŕ celle d'un colimaçon dans une ruche, ou ŕ l'introduction d'un paon dans quelque obscure basse-cour de village.
– Asseyez-vous auprčs du feu, lui dit Grandet.
Avant de s'asseoir, le jeune étranger salua trčs gracieusement l'assemblée. Les hommes se levčrent pour répondre par une inclination polie, et les femmes firent une révérence cérémonieuse.
– Vous avez sans doute froid, monsieur, dit madame Grandet, vous arrivez peut-ętre de …
– Voilŕ bien les femmes! dit le vieux vigneron en quittant la lecture d'une lettre qu'il tenait ŕ la main, laissez donc monsieur se reposer.
– Mais, mon pčre, monsieur a peut-ętre besoin de quelque chose, dit Eugénie.
– Il a une langue, répondit sévčrement le vigneron.
L'inconnu fut seul surpris de cette scčne. Les autres personnes étaient faites aux façons despotiques du bonhomme. Néanmoins, quand ces deux demandes et ces deux réponses furent échangées, l'inconnu se leva, présenta le dos au feu, leva l'un de ses pieds pour chauffer la semelle de ses bottes, et dit ŕ Eugénie:
– Ma cousine, je vous remercie, j'ai dîné ŕ Tours. Et, ajouta-t-il en regardant Grandet, je n'ai besoin de rien, je ne suis męme point fatigué.
– Monsieur vient de la Capitale, demanda madame des Grassins.
Monsieur Charles, ainsi se nommait le fils de monsieur Grandet de Paris, en s'entendant interpeller, prit un petit lorgnon suspendu par une chaîne ŕ son col, l'appliqua sur son oeil droit pour examiner et ce qu'il y avait sur la table et les personnes qui y étaient assises, lorgna fort impertinemment madame des Grassins, et lui dit aprčs avoir tout vu:
– Oui, madame. Vous jouez au loto, ma tante, ajouta-t-il, je vous en prie, continuez votre jeu, il est trop amusant pour le quitter …
– J'étais sűre que c'était le cousin, pensait madame des Grassins en lui jetant de petites oeillades.
– Quarante-sept, cria le vieil abbé. Marquez donc, madame des Grassins, n'est-ce pas votre numéro?
Monsieur des Grassins mit un jeton sur le carton de sa femme, qui, saisie par de tristes pressentiments, observa tour ŕ tour le cousin de Paris et Eugénie, sans songer au loto. De temps en temps, la jeune héritičre lança de furtifs regards ŕ son cousin, et la femme du banquier put facilement y découvrir un crescendo d'étonnement ou de curiosité. *Le cousin de Paris* Monsieur Charles Grandet, beau jeune homme de vingt-deux ans, produisait en ce moment un singulier contraste avec les bons provinciaux que déjŕ ses maničres aristocratiques révoltaient passablement, et que tous étudiaient pour se moquer de lui. Ceci veut une explication. A vingt-deux ans, les jeunes gens sont encore assez voisins de l'enfance pour se laisser aller ŕ des enfantillages Aussi, peut-ętre, sur cent d'entre eux, s'en rencontrerait-il bien quatre-vingt-dix-neuf qui se seraient conduits comme se conduisait Charles Grandet. Quelques jours avant cette soirée, son pčre lui avait dit d'aller pour quelques mois chez son frčre de Saumur. Peut-ętre monsieur Grandet de Paris pensait-il ŕ Eugénie. Charles, qui tombait en province pour la premičre fois, eut la pensée d'y paraître avec la supériorité d'un jeune homme ŕ la mode, de désespérer l'arrondissement par son luxe, d'y faire époque, et d'y importer les inventions de la vie parisienne. Enfin, pour tout expliquer d'un mot, il voulait passer ŕ Saumur plus de temps qu'ŕ Paris ŕ se brosser les ongles, et y affecter l'excessive recherche de mise que parfois un jeune homme élégant abandonne pour une négligence qui ne manque pas de grâce. Charles emporta donc le plus joli costume de chasse, le plus joli fusil, le plus joli couteau, la plus jolie gaîne de Paris. Il emporta sa collection de gilets les plus ingénieux: il y en avait de gris, de blancs, de noirs, de couleur scarabée, ŕ reflets d'or, de pailletés, de chinés, de doubles, ŕ châle ou droits de col, ŕ col renversé, de boutonnés jusqu'en haut, ŕ boutons d'or. Il emporta toutes les variétés de cols et de cravates en faveur ŕ cette époque. Il emporta deux habits de Buisson, et son linge le plus fin. Il emporta sa jolie toilette d'or, présent de sa mčre. Il emporta ses colifichets de dandy, sans oublier une ravissante petite écritoire donnée par la plus aimable des femmes, pour lui du moins, par une grande dame qu'il nommait Annette, et qui voyageait maritalement, ennuyeusement, en Ecosse, victime de quelques soupçons auxquels besoin était de sacrifier momentanément son bonheur; puis force joli papier pour lui écrire une lettre par quinzaine. Ce fut, enfin, une cargaison de futilités parisiennes aussi complčte qu'il était possible de la faire, et oů, depuis la cravache qui sert ŕ commencer un duel, jusqu'aux beaux pistolets ciselés qui le terminent, se trouvaient tous les instruments aratoires dont se sert un jeune oisif pour labourer la vie. Son pčre lui ayant dit de voyager seul et modestement, il était venu dans le coupé de la diligence retenu pour seul, assez content de ne pas gâter une délicieuse voiture de voyage commandée pour aller au-devant de son Annette, la grande dame que … etc., et qu'il devait rejoindre en juin prochain aux Eaux de Baden. Charles comptait rencontrer cent personnes chez son oncle, chasser ŕ courre dans les foręts de son oncle, y vivre enfin de la vie de château; il ne savait pas le trouver ŕ Saumur oů il ne s'était informé de lui que pour demander le chemin de Froidfond; mais, en le sachant en ville, il crut l'y voir dans un grand hôtel. Afin de débuter convenablement chez son oncle, soit ŕ Saumur, soit ŕ Froidfond, il avait fait la toilette de voyage la plus coquette, la plus simplement recherchée, la plus adorable, pour employer le mot qui dans ce temps résumait