Mémoires d'un Éléphant blanc. Gautier Judith

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Mémoires d'un Éléphant blanc - Gautier Judith

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le jour de mon triomphe; en habits de fête ils se dirigeaient vers le palais du roi. Là, un magnifique cortège se forma et se mit en marche, précédé par cent musiciens, habillés de costumes rouges et verts. Le roi était monté dans un houdah d'or ajouré sur un colossal éléphant noir, un géant parmi les éléphants; à droite et à gauche marchaient le prince et la princesse sur des montures de taille encore plus qu'ordinaire. Le houdah de la fiancée était fermé par des franges de pierreries qui la rendaient invisible, le prince, jeune et beau, avait une physionomie des plus agréables qui m'inspira tout de suite de la sympathie.

      Je venais après le roi, conduit par mon mahout qui marchait à pied et, derrière moi, les mandarins, les ministres, les hauts fonctionnaires se groupaient selon leurs grades, sur des éléphants ou sur des chevaux, suivis de leurs serviteurs, portant derrière chaque seigneur la théière d'honneur, qui à Siam est l'insigne le plus noble, et dont le plus ou moins de richesse fait connaître l'importance du rang de celui qui la possède; puis, c'étaient les bagages de la princesse: d'innombrables caisses en bois de tek, merveilleusement sculpté.

      Les cérémonies du mariage étaient déjà accomplies, elles duraient depuis huit jours. C'était maintenant l'adieu du roi et du peuple à sa princesse, la conduite au quai du départ.

      On fit une station à la pagode la plus riche de la ville, celle où l'on vénère un Bouddha taillé dans une émeraude qui n'a pas sa pareille au monde, car elle est haute de près d'un mètre et épaisse comme le corps d'un homme.

      On descendit alors par les rues étroites, traversées de ponts et de canaux, sur la rive du fleuve, le large et beau Meï-Nam. Au loin, on voyait les montagnes d'un bleu foncé sur le ciel lumineux: la chaîne aux Trois-Cents-Pics, le Rameau de Sabab, la colline des Pierres-Précieuses. Mais le spectacle qu'offrait le fleuve, tout couvert d'embarcations pavoisées et ornées de fleurs, était incomparable. Il y avait de grandes jonques dorées et pourpres, avec leur voile, en paille de bambou, déployée comme un éventail, leurs mats portant des banderoles, et leur avant bombé, figurant une tête géante de poisson, ouvrant de gros yeux fixes; toutes sortes de barques, des sampans, des radeaux supportant des tentes de soie et qui semblaient des kiosques flottants, tous chargés à sombrer d'une foule joyeuse et bruyante, d'orchestres et de chanteurs qui jouaient et chantaient alternativement.

      Des salves d'artillerie, dont le tonnerre n'eût pas égalé le bruit, éclatèrent quand le roi parut, et le peuple poussa une acclamation tellement formidable que je serais mort de peur, si je n'avais pas été déjà habitué à ne m'étonner de rien.

      La canonnière qui devait nous emmener dans l'Inde fumait devant un embarcadère magnifiquement décoré. C'était là qu'il fallait se séparer. Le roi et les fiancés descendirent de leurs éléphants. Les Mandarins firent la haie et tout le peuple se tut pour écouter.

      Alors le roi, maître sacré des Têtes, Maître sacré des Existences. Possesseur de Tout, Seigneur des Éléphants Blancs, Souverain Très Haut, Infaillible et Infiniment Puissant, fit un discours, tout en mâchant du bétel, qui lui ensanglantait la bouche et l'obligeait à cracher dans un bassin d'argent que tenait un esclave.

      Le prince, à genoux devant son royal beau-père, fit un autre discours, moins, long que le premier, et en ne mâchant rien. La fiancée pleurait dans ses voiles.

      Il fallut s'embarquer, et il y eut un peu de confusion, à cause des nombreuses caisses en bois de tek, et des chevaux que l'on emmenait et que ma présence effrayait beaucoup.

      Un long sifflement se fit entendre, les musiques jouèrent, le canon tonna, une oscillation me donna le vertige et le rivage s'éloigna.

      Toutes les embarcations nous suivirent d'abord à force de rames et de voiles, mais elles furent bientôt distancées; le roi se tint debout sur l'embarcadère aussi longtemps qu'il put nous apercevoir.

      Très ému, je regardais s'éloigner cette ville où j'avais souffert d'abord, puis où j'avais été heureux et glorieux. Mon mahout, adossé contre moi, regardait aussi. A un tournant du fleuve, tout disparut; alors nos yeux se rencontrèrent; les siens comme les miens étaient pleins de larmes.

      – Roi-Magnanime, dit-il après un instant de silence, attendons pour pleurer ou pour nous réjouir, de savoir ce que nous réserve la destinée.

      Bientôt, le fleuve devint si large, qu'on perdit de vue ses rivages; l'eau se mouvait d'une façon singulière et le navire avec elle, ce qui me causait la plus désagréable des sensations. Peu à peu on entra en mer.

      Alors ce fut horrible. La tête me tourna, les jambes me manquèrent, une souffrance atroce me tordit l'estomac; je fus honteusement malade et crus mille fois mourir. Aussi, il m'est impossible de rien dire de ce voyage qui est le plus affreux souvenir de ma vie.

      Jamais, jamais je ne retournerai en mer, à moins que cela ne lui fit utile, à Elle, … mais, pour toute autre raison, je massacrerais quiconque voudrait me forcer à mettre le pied sur un bateau.

      Chapitre VII

      LA LUMIÈRE DU MONDE

      Le rajah de Golconde, mon nouveau maître, s'appelait Alemguir, ce qui signifie la Lumière du Monde. Il n'avait certes pas pour moi les égards auxquels j'étais accoutumé: il ne se prosternait pas, ne me saluait même pas; mais il faisait mieux que tout cela: il m'aimait. Le premier, il me flatta de la main, me dit de douces paroles, me témoigna de l'affection et non pas pour ma qualité d'éléphant blanc, beaucoup moins appréciée dans l'Inde qu'à Siam, mais parce qu'il me trouvait intelligent, affable et soumis plus qu'aucun autre de ses éléphants. Il s'occupait de moi, venait me voir chaque jour, veillait à ce qu'on ne me laissât manquer de rien. Il avait changé mon nom de Roi-Magnanime en celui de Iravata, qui est le nom de la monture du dieu Indra. C'était encore assez honorable et je fus vite consolé de ne plus être traité en idole par le plaisir d'être traité en ami.

      Alemguir aurait voulu que sa femme, la princesse Saphir-du-Ciel, ne se servît que de moi comme monture; mais jamais elle ne voulut consentir à s'installer sur mon dos.

      – Ce serait un sacrilège, disait-elle, une grave offense à l'un de mes aïeux.

      Elle était persuadée que j'étais un de ses arrière-grands-pères, subissant une métamorphose. Son mari eut beau la railler doucement, il ne parvint pas à la faire céder. Alors, il lui donna un éléphant noir et me garda pour son service.

      J'étais fier de porter mon prince aux promenades, aux fêtes, à la chasse au tigre qu'il m'avait enseignée. Ma vie était moins paresseuse qu'à Siam, mais beaucoup plus variée et amusante. Mon mahout, malgré la peine que lui procurait cette existence mouvementée, la trouvait meilleure et plus joyeuse que la vie nonchalante de jadis, et comme d'habitude, il me faisait part de ses sentiments.

      On m'enseigna aussi la guerre, car, dans l'année qui suivit celle du mariage d'Alemguir avec Saphir-du-Ciel, de graves inquiétudes vinrent assombrir le bonheur des jeunes époux. Un puissant voisin, le maharajah de Mysore, ne cessait de chercher querelle au prince de Golconde pour des questions de frontières. Alemguir faisait tout le possible pour éviter de rompre la paix, mais le mauvais vouloir de son adversaire était évident et, malgré les efforts conciliants des ambassadeurs, une guerre était imminente.

      La princesse avait écrit à son père, le roi de Siam, qui envoya des canons et un petit nombre de soldats, mais l'ennemi était fort et l'angoisse de tous augmentait à chaque heure.

      Un jour, les ambassadeurs revinrent, consternés; les pourparlers étaient rompus, le maharajah de Mysore déclarait la guerre au prince de Golconde.

      En grande hâte on termina

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