La Daniella, Vol. II. Жорж Санд
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Quand je vis le docteur bien en face et bien éclairé (jusque là il n'avait fait que remuer), je le reconnus positivement; c'était le moine de Tusculum: un homme magnifique, d'une très-haute taille, gros à proportion, mais plutôt large qu'épais de carrure et point chargé d'obésité ventrue. Il est de l'âge du prince et paraît plus jeune, bien qu'il ait les cheveux gris; mais cette abondante chevelure, toute bouclée naturellement, semble brûlée par le soleil plus que par les années. Tous les traits sont admirables et rappellent le marbre de Vitellius, moins l'engoncement du cou et l'amollissement des chairs; car, si cet bomme a les goûts, les instincts ou les besoins d'une vie exubérante, il a la force de les satisfaire, et l'excès n'a pas encore dépassé la puissance. Son oeil est étincelant, ses dents irréprochables, sa voix pleine et vibrante, et l'agilité de cette stature colossale indique une vigueur et une souplesse qui n'ont encore rien perdu des ressources de la jeunesse.
Frappé de l'intérêt d'artiste avec lequel je le regardais, il se prit à rire.
– Nous nous sommes déjà rencontrés, n'est-ce pas? me dit-il comme pour aider mes souvenirs.
– Une figure comme la vôtre ne s'oublie pas, surtout quand elle vous apparaît sous un costume pittoresque, par un coucher du soleil splendide, et au milieu des ruines de Tusculum.
– Ah! ah! reprit-il en souriant, voilà les peintres! Ils ont des yeux auxquels on ne peut échapper. Heureusement, leur attention et leur mémoire sont exceptionnelles, car on ne pourrait pas se promener en sûreté sous un froc, même dans les endroits où l'on croit trouver la solitude; mais j'espère que vous ne jugez pas indispensable à ma physionomie ce déguisement que je n'endosse jamais sans une atroce répugnance?
Je lui répondis que sa physionomie était remarquable sous tous les déguisements possibles, et je me disais, à part moi, qu'il était peut-être dominicain et non médecin; que peut-être encore n'était-il ni l'un ni l'autre. Le prince vit que je me tenais sur mes gardes, et, avec beaucoup de délicatesse, il affecta, de nouveau, de généraliser la conversation, afin de n'avoir pas l'air de m'interroger sur mes opinions ou sur mes circonstances.
Le dîner était succulent, bien que composé d'éléments fort simples. Mes hôtes se mirent à parler de cuisine en maîtres.
– Ce pays-ci n'offre guère de ressources, dit le prince, surtout dans la saison où nous sommes; mais, quand on voyage, il ne faut jamais s'inquiéter de ce que l'on trouvera, mais bien de la préparation des mets, quels qu'ils soient. Toute la science de la vie consiste à avoir un cuisinier intelligent. Il en est de forts savants dont je ne fais pas le moindre cas; ils ne peuvent fonctionner que dans les grands centres de civilisation. Je préfère un artiste comme l'homme d'imagination que vous voyez là-bas. C'est un Calabrais, et c'est tout dire. La Calabre, où j'ai vécu longtemps, est un pays dépourvu de tout, pour peu que l'on s'éloigne des rivages. Mais, avec cet Orlando, je n'ai jamais fait un mauvais repas. Peu m'importe qu'il m'ait fait manger des rats ou des hérissons quand il n'avait pas autre chose à fricasser. Je ne lui demande jamais ce qu'il me servira ni ce qu'il m'a servi. Tout ce qui passe par ses mains devient mangeable, et, pourvu qu'on puisse manger, on ne doit pas souhaiter de friandises. Je ne suis pas gourmand, et je ne comprends pas qu'un homme soit l'esclave de son ventre, surtout lorsque, comme moi, il n'a plus jamais d'appétit.
En parlant ainsi, le prince goûtait, avec un sérieux extraordinaire, tous les plats qui passaient devant lui. Il mangeait peu, en effet; mais le bien manger devait être une des préoccupations dominantes de sa vie, puisqu'elle n'était point détournée par la situation probablement assez grave où il se trouvait.
Les vins furent à l'avenant des plats, c'est-à-dire exquis, et le docteur y fit largement honneur, sans en paraître ému le moins du monde. Auprès de ce grand coffre béant que rien ne semblait pouvoir déborder, j'étais le plus pitoyable convive. Dès le premier service, j'étais rassasié, tandis qu'il ne faisait que se mettre en train, et je comparais intérieurement ma petite organisation avec celle de ce descendant des Romains de la décadence. Je remarquais en lui la sensualité italienne, protestation si frappante contre le régime d'appauvrissement et de stérilité dont est frappée cette terre fastueuse, et l'un me paraissait la conséquence de l'autre. Quand il y a de telles capacités pour consommer, l'esprit ou les bras doivent se lasser de produire.
Interrogé par le docteur, je me défendis de lui dire à quoi je songeais et combien j'étais étonné de voir de pareilles préoccupations de bien-être et de pareilles jouissances de réfection dans un pareil lieu de refuge, sous les pieds mêmes de gens armés, prêts à s'emparer peut-être de nos personnes.
– D'abord, quant au dernier point, me répondit le docteur, cela est tout à fait impossible. Il faudrait que ces gens armés eussent découvert notre retraite.
– Quoi! m'écriai-je, quand la fumée de votre festin les enveloppe, vous croyez qu'ils ignorent où vous êtes?
– Ils ne l'ignorent pas, dit le prince. Nous n'avons pas la prétention d'être ici sans qu'on le sache; mais il est temps que vous sachiez vous-même dans quelle situation nous sommes. Voici le docteur qui a fait partie autrefois de la guérilla des frères Muratori, lorsque eux et lui étaient encore enfants. Pour ce fait, il fut condamné à mort, et je ne sache pas que la sentence soit révoquée; mais sa mère est à Frascati; il ne l'a pas vue depuis quinze ans. Il a su que je venais à Rome, il a voulu m'accompagner. Quant à moi, qui suis de la terre d'Otranto et, par conséquent, sujet du roi de Naples; j'ai été compromis dans les derniers événements de mon pays, pour avoir parlé un peu librement de mon aimable monarque et bâtonné un de ses insolents lazzaroni. Menacé de la prison et d'un procès criminel, je vins me réfugier à Rome, où j'ai un frère cardinal, mais où j'eus l'imprudence de déblatérer un peu contre un autre prince de l'Église, qui m'avait volé une amante, et de donner des coups de pied dans le dos d'un mouchard qui m'ennuyait. Après quoi, je fus forcé d'aller m'établir à Florence; mais, là, j'eus le malheur de me plaindre de la garnison allemande et de me battre avec un officier que je tuai en duel. Je m'en allai en Piémont, où je fus plus sage et plus tranquille; mais, ayant appris que mon frère le cardinal était grièvement malade, je revins secrètement à Rome pour veiller à mes intérêts dans la succession. Je trouvai mon frère guéri et peu sensible au plaisir très-réel que j'en ressentais. Il me pria de m'en aller, pour ne pas le compromettre, et, comme, retenu par une petite affaire de coeur qui m'était survenue, j'hésitais à suivre son conseil, il laissa dénoncer ma présence chez lui, non dans l'intention de me livrer, mais avec celle de me forcer de déguerpir; car il me prévint à temps de la nécessité de le faire. Or, cela ne m'était pas possible, au point où j'en étais avec certaine dame, et je la décidai à venir passer incognita quelques jours à Frascati, où je reçus asile chez la mère du docteur, ici présent; mais je n'étais pas caché là depuis vingt-quatre heures, que mon frère mit à mes trousses des espions à lui, chargés de nous inquiéter, et, parmi ces braves gens, il y avait un certain Masolino et un certain Campani, deux coquins dont il paraît que vous avez entendu parler… Donnez-moi un peu de ce jambon, docteur, car il y a longtemps que je parle sans essayer de manger, et je me sens faible!
En disant ces paroles, il passa le jambon au docteur chargé de le couper en menues tranches, puis il continua:
– On ne voulait pas nous arrêter; mais on me menaçait de compromettre la personne qui m'intéressait,