La Comédie humaine – Volume 03. Honore de Balzac
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Les dangers de la situation critique à laquelle la marquise était insensiblement arrivée par la force des circonstances se révélèrent à elle dans toute leur gravité pendant une soirée du mois de janvier 1820. Quand deux époux se connaissent parfaitement et ont pris une longue habitude d'eux-mêmes, lorsqu'une femme sait interpréter les moindres gestes d'un homme et peut pénétrer les sentiments ou les choses qu'il lui cache, alors des lumières soudaines éclatent souvent après des réflexions ou des remarques précédentes, dues au hasard, ou primitivement faites avec insouciance. Une femme se réveille souvent tout à coup sur le bord ou au fond d'un abîme. Ainsi la marquise, heureuse d'être seule depuis quelques jours, devina le secret de sa solitude. Inconstant ou lassé, généreux ou plein de pitié pour elle, son mari ne lui appartenait plus. En ce moment, elle ne pensa plus à elle, ni à ses souffrances, ni à ses sacrifices; elle ne fut plus que mère, et vit la fortune, l'avenir, le bonheur de sa fille; sa fille, le seul être d'où lui vînt quelque félicité; son Hélène, seul bien qui l'attachât à la vie. Maintenant, Julie voulait vivre pour préserver son enfant du joug effroyable sous lequel une marâtre pouvait étouffer la vie de cette chère créature. A cette nouvelle prévision d'un sinistre avenir, elle tomba dans une de ces méditations ardentes qui dévorent des années entières. Entre elle et son mari, désormais, il devait se trouver tout un monde de pensées, dont le poids porterait sur elle seule. Jusqu'alors, sûre d'être aimée par Victor, autant qu'il pouvait aimer, elle s'était dévouée à un bonheur qu'elle ne partageait pas; mais aujourd'hui, n'ayant plus la satisfaction de savoir que ses larmes faisaient la joie de son mari, seule dans le monde, il ne lui restait plus que le choix des malheurs. Au milieu du découragement qui, dans le calme et le silence de la nuit, détendit toutes ses forces; au moment où, quittant son divan et son feu presque éteint, elle allait, à la lueur d'une lampe, contempler sa fille d'un œil sec, monsieur d'Aiglemont rentra plein de gaieté. Julie lui fit admirer le sommeil d'Hélène; mais il accueillit l'enthousiasme de sa femme par une phrase banale.
– A cet âge, dit-il, tous les enfants sont gentils.
Puis, après avoir insouciamment baisé le front de sa fille, il baissa les rideaux du berceau, regarda Julie, lui prit la main, et l'amena près de lui sur ce divan où tant de fatales pensées venaient de surgir.
– Vous êtes bien belle ce soir, madame d'Aiglemont! s'écria-t-il avec cette insupportable gaieté dont le vide était si connu de la marquise.
– Où avez-vous passé la soirée? lui demanda-t-elle en feignant une profonde indifférence.
– Chez madame de Sérizy.
Il avait pris sur la cheminée un écran, et il en examinait le transparent avec attention, sans avoir aperçu la trace des larmes versées par sa femme. Julie frissonna. Le langage ne suffirait pas à exprimer le torrent de pensées qui s'échappa de son cœur et qu'elle dut y contenir.
– Madame de Sérizy donne un concert lundi prochain, et se meurt d'envie de t'avoir. Il suffit que depuis long-temps tu n'aies paru dans le monde pour qu'elle désire te voir chez elle. C'est une bonne femme qui t'aime beaucoup. Tu me feras plaisir d'y venir: j'ai presque répondu de toi…
– J'irai, répondit Julie.
Le son de la voix, l'accent et le regard de la marquise eurent quelque chose de si pénétrant, de si particulier, que, malgré son insouciance, Victor regarda sa femme avec étonnement. Ce fut tout. Julie avait deviné que madame de Sérizy était la femme qui lui avait enlevé le cœur de son mari. Elle s'engourdit dans une rêverie de désespoir, et parut très occupée à regarder le feu. Victor faisait tourner l'écran dans ses doigts avec l'air ennuyé d'un homme qui, après avoir été heureux ailleurs, apporte chez lui la fatigue du bonheur. Quand il eut bâillé plusieurs fois, il prit un flambeau d'une main, de l'autre alla chercher languissamment le cou de sa femme, et voulut l'embrasser; mais Julie se baissa, lui présenta son front, et y reçut le baiser du soir, ce baiser machinal, sans amour, espèce de grimace qui lui parut alors odieuse. Quand Victor eut fermé la porte, la marquise tomba sur un siége; ses jambes chancelèrent, elle fondit en larmes. Il faut avoir subi le supplice de quelque scène analogue pour comprendre tout ce que celle-ci cache de douleurs, pour deviner les longs et terribles drames auxquels elle donne lieu. Ces simples et niaises paroles, ces silences entre les deux époux, les gestes, les regards, la manière dont le marquis s'était assis devant le feu, l'attitude qu'il eut en cherchant à baiser le cou de sa femme, tout avait servi à faire, de cette heure, un tragique dénouement à la vie solitaire et douloureuse menée par Julie. Dans sa folie, elle se mit à genoux devant son divan, s'y plongea le visage pour ne rien voir, et pria le ciel, en donnant aux paroles habituelles de son oraison un accent intime, une signification nouvelle qui eussent déchiré le cœur de son mari, s'il l'eût entendue.
Elle demeura pendant huit jours préoccupée de son avenir, en proie à son malheur, qu'elle étudiait en cherchant les moyens de ne pas mentir à son cœur, de regagner son empire sur le marquis, et de vivre assez longtemps pour veiller au bonheur de sa fille. Elle résolut alors de lutter avec sa rivale, de reparaître dans le monde, d'y briller; de feindre pour son mari un amour qu'elle ne pouvait plus éprouver, de le séduire; puis, lorsque par ses artifices elle l'aurait soumis à son pouvoir, d'être coquette avec lui comme le sont ces capricieuses maîtresses qui se font un plaisir de tourmenter leurs amants. Ce manége odieux était le seul remède possible à ses maux. Ainsi, elle deviendrait maîtresse de ses souffrances, elle les ordonnerait selon son bon plaisir, et les rendrait plus rares tout en subjuguant son mari, tout en le domptant sous un despotisme terrible. Elle n'eut plus aucun remords de lui imposer une vie difficile. D'un seul bond, elle s'élança dans les froids calculs de l'indifférence. Pour sauver sa fille, elle devina tout à coup les perfidies, les mensonges des créatures qui n'aiment pas, les tromperies de la coquetterie, et ces ruses atroces qui font haïr si profondément la femme chez qui les hommes supposent alors des corruptions innées. A l'insu de Julie, sa vanité féminine, son intérêt et un vague désir de vengeance s'accordèrent avec son amour maternel pour la faire entrer dans une voie où de nouvelles douleurs l'attendaient. Mais elle avait l'âme trop belle, l'esprit trop délicat, et surtout trop de franchise pour être long-temps complice de ces fraudes. Habituée à lire en elle-même, au premier pas dans le vice, car ceci était du vice, le cri de sa conscience devait étouffer celui des passions et de l'égoïsme. En effet, chez une jeune femme dont le cœur est encore pur, et où l'amour est resté vierge, le sentiment de la maternité même est soumis à la voix de la pudeur. La pudeur n'est-elle pas toute la femme? Mais Julie ne voulut apercevoir aucun danger, aucune faute dans sa nouvelle vie. Elle vint chez madame de Sérizy. Sa rivale comptait voir une femme pâle, languissante; la marquise avait mis du rouge, et se présenta dans tout l'éclat d'une parure qui rehaussait encore sa beauté. Madame la comtesse de Sérizy était une de ces femmes qui prétendent exercer à Paris une sorte d'empire sur la mode et sur le monde; elle dictait des arrêts qui, reçus dans le cercle où elle régnait, lui semblaient universellement adoptés; elle avait la prétention de faire des mots; elle était souverainement jugeuse. Littérature, politique, hommes et femmes, tout subissait sa censure; et madame de Sérizy semblait défier celle des autres. Sa maison était, en toute chose, un modèle de bon goût. Au milieu de ces salons remplis de femmes élégantes et belles, Julie triompha de la comtesse. Spirituelle, vive, sémillante, elle eut autour d'elle les hommes les plus distingués de la soirée. Pour le désespoir des femmes, sa toilette était irréprochable, et toutes lui envièrent une coupe de robe, une forme de corsage dont l'effet fut attribué généralement à quelque génie de couturière inconnue, car les femmes aiment mieux croire à la science des chiffons qu'à la grâce et à la perfection de celles qui sont faites de manière à les bien porter. Lorsque Julie se leva pour aller au piano chanter la romance de Desdémone,