La Comédie humaine – Volume 03. Honore de Balzac
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Quand monsieur d'Aiglemont et sa femme se trouvèrent le lendemain assis au fond de leur voiture, sans leur compagnon de voyage, et qu'ils parcoururent avec rapidité la route, jadis faite en 1814 par la marquise, alors ignorante de l'amour et qui en avait alors presque maudit la constance, elle retrouva mille impressions oubliées. Le cœur a sa mémoire à lui. Telle femme incapable de se rappeler les événements les plus graves, se souviendra pendant toute sa vie des choses qui importent à ses sentiments. Aussi, Julie eut-elle une parfaite souvenance de détails même frivoles; elle reconnut avec bonheur les plus légers accidents de son premier voyage, et jusqu'à des pensées qui lui étaient venues à certains endroits de la route. Victor, redevenu passionnément amoureux de sa femme depuis qu'elle avait recouvré la fraîcheur de la jeunesse et toute sa beauté, se serra près d'elle à la façon des amants. Lorsqu'il essaya de la prendre dans ses bras, elle se dégagea doucement, et trouva je ne sais quel prétexte pour éviter cette innocente caresse. Puis, bientôt, elle eut horreur du contact de Victor de qui elle sentait et partageait la chaleur, par la manière dont ils étaient assis. Elle voulut se mettre seule sur le devant de la voiture; mais son mari lui fit la grâce de la laisser au fond. Elle le remercia de cette attention par un soupir auquel il se méprit, et cet ancien séducteur de garnison, interprétant à son avantage la mélancolie de sa femme, la mit à la fin du jour dans l'obligation de lui parler avec une fermeté qui lui imposa.
– Mon ami, lui dit-elle, vous avez déjà failli me tuer; vous le savez. Si j'étais encore une jeune fille sans expérience, je pourrais recommencer le sacrifice de ma vie; mais je suis mère, j'ai une fille à élever, et je me dois autant à elle qu'à vous. Subissons un malheur qui nous atteint également. Vous êtes le moins à plaindre. N'avez-vous pas su trouver des consolations que mon devoir, notre honneur commun, et, mieux que tout cela, la nature m'interdisent. Tenez, ajouta-t-elle, vous avez étourdiment oublié dans un tiroir trois lettres de madame de Sérizy; les voici. Mon silence vous prouve que vous avez en moi une femme pleine d'indulgence, et qui n'exige pas de vous les sacrifices auxquels les lois la condamnent; mais j'ai assez réfléchi pour savoir que nos rôles ne sont pas les mêmes, et que la femme seule est prédestinée au malheur. Ma vertu repose sur des principes arrêtés et fixes. Je saurai vivre irréprochable; mais laissez-moi vivre.
Le marquis, abasourdi par la logique que les femmes savent étudier aux clartés de l'amour, fut subjugué par l'espèce de dignité qui leur est naturelle dans ces sortes de crises. La répulsion instinctive que Julie manifestait pour tout ce qui froissait son amour et les vœux de son cœur est une des plus belles choses de la femme, et vient peut-être d'une vertu naturelle que ni les lois ni la civilisation ne feront taire. Mais qui donc oserait blâmer les femmes? Quand elles ont imposé silence au sentiment exclusif qui ne leur permet pas d'appartenir à deux hommes, ne sont-elles pas comme des prêtres sans croyance? Si quelques esprits rigides blâment l'espèce de transaction conclue par Julie entre ses devoirs et son amour, les âmes passionnées lui en feront un crime. Cette réprobation générale accuse ou le malheur qui attend les désobéissances aux lois, ou de bien tristes imperfections dans les institutions sur lesquelles repose la société européenne.
Deux ans se passèrent, pendant lesquels monsieur et madame d'Aiglemont menèrent la vie des gens du monde, allant chacun de leur côté, se rencontrant dans les salons plus souvent que chez eux; élégant divorce par lequel se terminent beaucoup de mariages dans le grand monde. Un soir, par extraordinaire, les deux époux se trouvaient réunis dans leur salon. Madame d'Aiglemont avait eu à dîner l'une de ses amies. Le général, qui dînait toujours en ville, était resté chez lui.
– Vous allez être bien heureuse, madame la marquise, dit monsieur d'Aiglemont en posant sur une table la tasse dans laquelle il venait de boire son café. Le marquis regarda madame de Wimphen d'un air moitié malicieux, moitié chagrin, et ajouta: – Je pars pour une longue chasse, où je vais avec le grand-veneur. Vous serez au moins pendant huit jours absolument veuve, et c'est ce que vous désirez, je crois…
– Guillaume, dit-il au valet qui vint enlever les tasses, faites atteler.
Madame de Wimphen était cette Louisa à laquelle jadis madame d'Aiglemont voulait conseiller le célibat. Les deux femmes se jetèrent un regard d'intelligence qui prouvait que Julie avait trouvé dans son amie une confidente de ses peines, confidente précieuse et charitable, car madame de Wimphen était très heureuse en mariage; et, dans la situation opposée où elles étaient, peut-être le bonheur de l'une faisait-il une garantie de son dévouement au malheur de l'autre. En pareil cas, la dissemblance des destinées est presque toujours un puissant lien d'amitié.
– Est-ce le temps de la chasse? dit Julie en jetant un regard indifférent à son mari.
Le mois de mars était à sa fin.
– Madame, le grand-veneur chasse quand il veut et où il veut. Nous allons en forêt royale tuer des sangliers.
– Prenez garde qu'il ne vous arrive quelque accident…
– Un malheur est toujours imprévu, répondit-il en souriant.
– La voiture de monsieur est prête, dit Guillaume.
Le général se leva, baisa la main de madame de Wimphen, et se tourna vers Julie.
– Madame, si je périssais victime d'un sanglier! dit-il d'un air suppliant.
– Qu'est-ce que cela signifie? demanda madame de Wimphen.
– Allons, venez, dit madame d'Aiglemont à Victor. Puis, elle sourit comme pour dire à Louisa: – Tu vas voir.
Julie tendit son cou à son mari, qui s'avança pour l'embrasser; mais la marquise se baissa de telle sorte, que le baiser conjugal glissa sur la ruche de sa pèlerine.
– Vous en témoignerez devant Dieu, reprit le marquis en s'adressant à madame de Wimphen, il me faut un firman pour obtenir cette légère faveur. Voilà comment ma femme entend l'amour. Elle m'a amené là, je ne sais par quelle ruse. Bien du plaisir!
Et il sortit.
– Mais ton pauvre mari est vraiment bien bon, s'écria Louisa quand les deux femmes se trouvèrent seules. Il t'aime.
– Oh! n'ajoute pas une syllabe à ce dernier mot. Le nom que je porte me fait horreur…
– Oui, mais Victor t'obéit entièrement, dit Louisa.
– Son obéissance, répondit Julie, est en partie fondée sur la grande estime que je lui ai inspirée. Je suis une femme très vertueuse selon les lois; je lui rends sa maison agréable, je ferme les yeux sur ses intrigues, je ne prends rien sur sa fortune; il peut en gaspiller les revenus à son gré: j'ai soin seulement d'en conserver le capital. A ce prix, j'ai la paix. Il ne s'explique pas, ou ne veut pas s'expliquer mon existence. Mais si je mène ainsi mon mari, ce n'est pas sans redouter les effets de son caractère. Je suis