Partie carrée. Gautier Théophile
Чтение книги онлайн.
Читать онлайн книгу Partie carrée - Gautier Théophile страница 8
– Vous avez trop d'esprit, Bob, répondit Saunders; vous ne vivrez pas jusqu'à votre mort, prenez-y garde!
Pendant que ceci se passait dans la chambre historiée des merveilleux gribouillages que nous avons décrits, une yole fine, légère, taillée en poisson, et manœuvrée par quatre rameurs qu'on aurait cru animés par un mécanisme, tant leurs mouvements s'opéraient avec une précision mathématique, remontait le cours de la Tamise sans paraître fatiguée de l'agitation des vagues et du remous de la marée. Les avirons s'enfonçaient dans l'eau sans en faire jaillir une goutte, s'ouvraient et se fermaient avec la facilité d'un éventail de jolie femme.
Quoique la brume, qui s'épaississait toujours, rendît la navigation difficile et multipliât les chances d'abordage dans ces rues de navires qui forment une ville maritime en avant du pont de Londres, la yole se faufilait en frétillant entre les obstacles avec une adresse et une légèreté inouïes. On eût dit qu'elle portait à sa proue, tant était grande sa sensibilité divinatrice, ces tentacules qui font pressentir les objets à de certains insectes et qui sont comme la vue du toucher.
Quand elle eut dépassé le pont de Londres, dont les arches énormes, s'ébauchant par de grandes masses noires sur le ciel grisâtre, formaient un de ces effets à la Martynn que les Anglais appellent babylonian, et qu'elle se trouva dans un bassin relativement plus libre, elle fila avec une vélocité double. Elle eût, comme une truite, remonté une écluse de moulin ou une cascade.
Bientôt elle dépassa successivement les ponts de Southwark, de Blackfriars, et, serrant la rive de plus près, se mit à longer Temple-Hall et Temple-Gardens; puis, rasant Somerset-House, elle se glissa sous l'arche du pont de Waterloo la plus voisine de terre, se rapprocha du bord, et vint s'engouffrer dans une arcade basse à demi masquée par les saillies des avant-corps au milieu desquels elle était pratiquée. Quelques bateaux chargés étaient amarrés autour, et ce bâtiment, fait de briques et de planches, autant qu'on pouvait le démêler à travers le brouillard, avait l'air d'un magasin ou d'un entrepôt de marchandises.
L'embarcation pénétra sous cette voûte basse, qui s'étendait beaucoup plus qu'on n'aurait pu le croire d'abord; un coude soudain, fait à peu de distance de l'orifice, en dissimulait habilement la profondeur.
Après quelques minutes d'une nage prudente, les nageurs sortirent leurs avirons de l'eau, et l'un d'eux, cherchant à tâtons un anneau scellé dans le mur, après l'avoir rencontré, y passa une corde et attacha la yole; puis, les uns après les autres, ils sautèrent sur la première marche, à moitié couverte d'eau, d'un escalier que leur habitude des localités leur fit trouver sur-le-champ, malgré la nuit qui les enveloppait.
Une grille qu'un des matelots ouvrit barrait le passage à cet endroit.
L'escalier, après une trentaine de marches, aboutissait à un plafond que le premier des matelots heurta assez fort de la tête.
– Au diable la distraction! j'ai mal compté, et je me suis trompé d'une marche en montant. Ma punition est une bosse au front; heureusement que j'ai le crâne plus dur qu'un bifteck à la taverne de l'Artichaut couronné.
– Eh bien, Snuff, que vous arrive-t-il? qu'avez-vous à grommeler entre vos dents, comme une vieille femme papiste qui égrène son chapelet, au lieu de cogner au plancher et de faire le signal? Croyez-vous que nous nous amusions là, derrière vous, sur cet escalier plus roide qu'une échelle de potence?
– Je vais frapper contre le plafond, et en même temps pousser le cri.
Un coup sourd retentit dans le souterrain, bientôt suivi d'un piaulement aigre et prolongé.
– Qui travaille là, sous le plancher? dit Saunders tressaillant à ce son bien connu.
Et, frappant du talon sur la trappe:
– Paix là, vieille taupe! on y va! ajouta-t-il, parodiant à son usage le mot d'Hamlet à l'Ombre; car Saunders avait vu récemment, au théâtre de Drury-Lane, cette pièce du vieux Shakespeare, qui avait fait une vive impression sur sa nature rude mais poétique.
La trappe s'ouvrit, et, rabattue sur ses charnières, laissa émerger successivement du gouffre humide quatre gaillards qui, s'ils n'avaient pas l'air précisément convenable, portaient du moins, sur leurs faces rougies par les intempéries de l'air, une expression d'astuce et d'audace significative de qualités énergiques dépensées peut-être en dehors du cercle des choses permises.
– Y a-t-il encore du gin et du wiskey? s'écria le premier qui mit le pied sur le plancher.
Et il courut aussitôt à la table vérifier si quelques gouttes des précieuses liqueurs perlaient encore au fond des bouteilles.
– Oh! dit le second, quand Noll et Bob sont restés accoudés face à face un quart d'heure, séparés par une bouteille, la pauvre petite se meurt bientôt de consomption.
– Allons, ne pleure pas, Snuff, répondit Noll en tirant d'un coin une bouteille pleine. Belzébuth se lécherait les lèvres s'il tâtait de cela. C'est du vitriol pur, du feu liquide sans mélange de rien de fade. Es-tu comme moi? plus je vais, plus je trouve le gin faible!
– C'est là vie, mon vieux: plus on va, plus on perd ses illusions. Nous avons tous cru à la force du gin. Est-on simple quand on est jeune! modula mélancoliquement Snuff, en versant une rasade philosophique de ruine bleue.
Le conciliabule en était là lorsque l'étranger et son guide, après avoir fait le signal de reconnaissance, pénétrèrent dans la salle.
Il promena son regard clair sur ces estimables canailles, qui, involontairement, baissèrent les yeux, à l'exception de Saunders, dont le visage paraissait un muffle parmi des museaux, une hure parmi des groins. Il y avait en lui l'étoffe d'un crime. Les autres n'étaient capables que de délits. C'était un pirate; ses camarades n'arrivaient qu'au voleur.
L'étranger, avec cette délicatesse des âmes cultivées, devina tout de suite que le moins ignoble de la bande était Saunders; d'un regard, il en fit le chef, et ce fut à lui qu'il adressa la parole.
– Tout est-il disposé d'après le plan convenu? dit l'étranger d'un ton impératif et calme.
– Oui, milord; nous n'attendons plus pour agir que le bon plaisir de Votre Grâce, répondit Saunders poliment, mais sans basse obséquiosité.
– Bien; l'heure d'agir est arrivée.
– Allons, dit Noll à Bob, va dire à Cuddy de s'engager dans la ruelle avec sa voiture.
Bob sortit après avoir essayé de donner avec sa manche usée un peu de lustre à son feutre sans poil; car, disait-il, il fallait toujours avoir l'air d'un homme du monde.
Saunder disposa son masque de poix dans le fond de sa main épaisse, et s'apprêta à sortir.
– L'homme avec lequel j'entrerai dans la ruelle en causant est celui qu'il faut enlever, dit l'inconnu; mais surtout pas de violences; pas de brutalités!
– Soyez tranquille, milord: le gentilhomme sera manié délicatement, comme une caisse où il y a écrit: «Fragile,» répondit Noll avec une fatuité de contrebandier. Tous les hommes de la bande sortirent les uns après les autres, pour ne pas donner de soupçons, et se mirent à flâner le plus naturellement du monde dans ce lane désert.
L'étranger