Le neveu de Rameau. Dénis Diderot
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MOI. – Vous avez mal fait. C'est la seule chose qui vous manque, pour être un sage.
LUI. – Oui-da. J'ai le front grand et ridé; l'oeil ardent; le nez saillant; les joues larges; le sourcil noir et fourni; la bouche bien fendue; la lèvre rebordée; et la face carrée. Si ce vaste menton était couvert d'une longue barbe; savez-vous que cela figurerait très bien en bronze ou en marbre.
MOI. – A côté d'un César, d'un Marc-Aurèle, d'un Socrate.
LUI. – Non, je serais mieux entre Diogène et Phryné. Je suis effronté comme l'un, et je fréquente volontiers chez les autres.
MOI. – Vous portez-vous toujours bien?
LUI. – Oui, ordinairement; mais pas merveilleusement aujourd'hui.
MOI. – Comment? Vous voilà avec un ventre de Silène; et un visage…
LUI. – Un visage qu'on prendrait pour son antagoniste. C'est que l'humeur qui fait sécher mon cher oncle engraisse apparemment son cher neveu.
MOI. – A propos de cet oncle, le voyez-vous quelquefois?
LUI. – Oui, passer dans la rue.
MOI. – Est-ce qu'il ne vous fait aucun bien?
LUI. – S'il en fait à quelqu'un, c'est sans s'en douter. C'est un philosophe dans son espèce. Il ne pense qu'à lui; le reste de l'univers lui est comme d'un clou à soufflet. Sa fille et sa femme n'ont qu'à mourir, quand elles voudront; pourvu que les cloches de la paroisse, qu'on sonnera pour elles, continuent de résonner la douzième et la dix-septième tout sera bien. Cela est heureux pour lui. Et c'est ce que je prise particulièrement dans les gens de génie. Ils ne sont bons qu'à une chose. Passé cela, rien. Ils ne savent ce que c'est d'être citoyens, pères, mères, frères, parents, amis. Entre nous, il faut leur ressembler de tout point; mais ne pas désirer que la graine en soit commune. Il faut des hommes; mais pour des hommes de génie; point. Non, ma foi, il n'en faut point. Ce sont eux qui changent la face du globe; et dans les plus petites choses, la sottise est si commune et si puissante qu'on ne la réforme pas sans charivari. Il s'établit partie de ce qu'ils ont imaginé. Partie reste comme il était; de là deux évangiles; un habit d'Arlequin. La sagesse du moine de Rabelais, est la vraie sagesse, pour son repos et pour celui des autres: faire son devoir, tellement quelle ment; toujours dire du bien de Monsieur le prieur; et laisser aller le monde à sa fantaisie. Il va bien, puisque la multitude en est contente. Si je savais l'histoire, je vous montrerais que le mal est toujours venu ici- bas, par quelque homme de génie. Mais je ne sais pas l'histoire, parce que je ne sais rien. Le diable m'emporte, si j'ai jamais rien appris; et si pour n'avoir rien appris, je m'en trouve plus mal. J'étais un jour à la table d'un ministre du roi de France qui a de l'esprit comme quatre; eh bien, il nous démontra clair comme un et un font deux, que rien n'était plus utile aux peuples que le mensonge; rien de plus nuisible que la vérité. Je ne me rappelle pas bien ses preuves; mais il s'ensuivait évidemment que les gens de génie sont détestables, et que si un enfant apportait en naissant, sur son front, la caractéristique de ce dangereux présent de la nature, il faudrait ou l'étouffer, ou le jeter au cagnard.
MOI. – Cependant ces personnages-là, si ennemis du génie, prétendent tous en avoir.
LUI. – Je crois bien qu'ils le pensent au-dedans d'eux-mêmes; mais je ne crois pas qu'ils osassent l'avouer.
MOI. – C'est par modestie. Vous conçûtes donc là, une terrible haine contre le génie.
LUI. – A n'en jamais revenir.
MOI. – Mais j'ai vu un temps que vous vous désespériez de n'être qu'un homme commun. Vous ne serez jamais heureux, si le pour et le contre vous afflige également. Il faudrait prendre son parti, et y demeurer attaché. Tout en convenant avec vous que les hommes de génie sont communément singuliers, ou comme dit le proverbe, qu'il n'y a point de grands esprits sans un grain de folie, on n'en reviendra pas. On méprisera les siècles qui n'en auront pas produit. Ils feront l'honneur des peuples chez lesquels ils auront existé; tôt ou tard, on leur élève des statues, et on les regarde comme les bienfaiteurs du genre humain. N'en déplaise au ministre sublime que vous m'avez cité, je crois que si le mensonge peut servir un moment, il est nécessairement nuisible à la longue; et qu'au contraire, la vérité sert nécessairement à la longue; bien qu'il puisse arriver qu'elle nuise dans le moment. D'où je serais tenté de conclure que l'homme de génie qui décrie une erreur générale, ou qui accrédite une grande vérité, est toujours un être digne de notre vénération. Il peut arriver que cet être soit la victime du préjugé et des lois; mais il y a deux sortes de lois, les unes d'une équité, d'une généralité absolues; d'autres bizarres qui ne doivent leur sanction qu'à l'aveuglement ou la nécessité des circonstances. Celles-ci ne couvrent le coupable qui les enfreint que d'une ignominie passagère; ignominie que le temps reverse sur les juges et sur les nations, pour y rester à jamais. De Socrate, ou du magistrat qui lui fit boire la ciguë, quel est aujourd'hui le déshonoré?
LUI. – Le voilà bien avancé! en a-t-il été moins condamné? en a- t-il moins été mis à mort? en a-t-il moins été un citoyen turbulent? par le mépris d'une mauvaise loi, en a-t-il moins encouragé les fous au mépris des bonnes? en a-t-il moins été un particulier audacieux et bizarre? Vous n'étiez pas éloigné tout à l'heure d'un aveu peu favorable aux hommes de génie.
MOI. – Écoutez-moi, cher homme. Une société ne devrait point avoir de mauvaises lois; et si elle n'en avait que de bonnes, elle ne serait jamais dans le cas de persécuter un homme de génie. Je ne vous ai pas dit que le génie fût indivisiblement attaché à la méchanceté, ni la méchanceté au génie. Un sot sera plus souvent un méchant qu'un homme d'esprit. Quand un homme de génie serait communément d'un commerce dur, difficile, épineux, insupportable, quand même ce serait un méchant, qu'en concluriez-vous? LUI. – Qu'il est bon à noyer.
MOI. – Doucement; cher homme. Ça, dites-moi; je ne prendrai pas votre oncle pour exemple; c'est un homme dur; c'est un brutal; il est sans humanité; il est avare. Il est mauvais père, mauvais époux; mauvais oncle; mais il n'est pas assez décidé que ce soit un homme de génie; qu'il ait poussé son art fort loin, et qu'il soit question de ses ouvrages dans dix ans. Mais Racine? Celui-là certes avait du génie, et ne passait pas pour un trop bon homme. Mais de Voltaire?
LUI. – Ne me pressez pas; car je suis conséquent.
MOI. – Lequel des deux préféreriez-vous? Ou qu'il eût été un bon homme, identifié avec son comptoir comme Briasson ou avec son aune, comme Barbier, faisant régulièrement tous les ans un enfant légitime à sa femme, bon mari; bon père, bon oncle, bon voisin, honnête commerçant, mais rien de plus; ou qu'il eût été fourbe, traître, ambitieux, envieux, méchant; mais auteur d'Andromaque, de Britannicus, d'Iphigénie, de Phèdre, d'Athalie.
LUI. – Pour lui, ma foi, peut-être que de ces deux hommes, il eût mieux valu qu'il eût été le premier.
MOI. – Cela est même infiniment plus vrai que vous ne le sentez.
LUI. – Oh! vous voilà, vous autres! Si nous disons quelque chose de bien, c'est comme des fous, ou des inspirés; par hasard. Il n'y a que vous autres qui vous entendiez. Oui, monsieur le philosophe. Je m'entends; et je m'entends ainsi que vous vous entendez.
MOI. – Voyons; eh bien, pourquoi pour lui?
LUI. – C'est que toutes ces belles choses-là qu'il a faites ne lui ont pas rendu vingt mille francs; et que s'il eût été un bon marchand en soie de la rue Saint-Denis ou Saint-Honoré, un bon épicier en gros, un apothicaire bien achalandé, il eût amassé une fortune immense,