Le neveu de Rameau. Dénis Diderot
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MOI. – C'est la vérité.
LUI. – Et je vais vous le dire.
Avant que de commencer, il pousse un profond soupir et porte ses deux mains à son front. Ensuite, il reprend un air tranquille, et me dit:
Vous savez que je suis un ignorant, un sot, un fou, un impertinent, un paresseux, ce que nos Bourguignons appellent un fieffé truand, un escroc, un gourmand…
MOI. – Quel panégyrique!
LUI. – Il est vrai de tout point. Il n'y en a pas un mot à rabattre. Point de contestation là-dessus, s'il vous plaît. Personne ne me connaît mieux que moi; et je ne dis pas tout.
MOI. – Je ne veux point vous fâcher; et je conviendrai de tout.
LUI. – Eh bien, je vivais avec des gens qui m'avaient pris en gré, précisément parce que j'étais doué, à un rare degré, de toutes ces qualités.
MOI. – Cela est singulier. Jusqu'à présent j'avais cru ou qu'on se les cachait à soi-même, ou qu'on se les pardonnait, et qu'on les méprisait dans les autres.
LUI. – Se les cacher, est-ce qu'on le peut? Soyez sûr que, quand Palissot est seul et qu'il revient sur lui-même, il se dit bien d'autres choses. Soyez sûr qu'en tête à tête avec son collègue, ils s'avouent franchement qu'ils ne sont que deux insignes maroufles. Les mépriser dans les autres! mes gens étaient plus équitables, et leur caractère me réussissait merveilleusement auprès d'eux. J'étais comme un coq en pâte. On me fêtait. On ne me perdait pas un moment, sans me regretter. J'étais leur petit Rameau, leur joli Rameau, leur Rameau le fou l'impertinent, l'ignorant, le paresseux, le gourmand, le bouffon, la grosse bête. Il n'y avait pas une de ces épithètes familières qui ne me valût un sourire, une caresse, un petit coup sur l'épaule, un soufflet, un coup de pied, à table un bon morceau qu'on me jetait sur mon assiette, hors de table une liberté que je prenais sans conséquence, car moi, je suis sans conséquence. On fait de moi, avec moi, devant moi, tout ce qu'on veut, sans que je m'en formalise; et les petits présents qui me pleuvaient? Le grand chien que je suis; j'ai tout perdu! J'ai tout perdu pour avoir eu le sens commun, une fois, une seule fois en ma vie; ah, si cela m'arrive jamais!
MOI. – De quoi s'agissait-il donc?
LUI. – C'est une sottise incomparable, incompréhensible, irrémissible.
MOI. – Quelle sottise encore?
LUI. – Rameau, Rameau, vous avait-on pris pour cela! La sottise d'avoir eu un peu de goût, un peu d'esprit, un peu de raison. Rameau, mon ami, cela vous apprendra à rester ce que Dieu vous fit et ce que vos protecteurs vous voulaient. Aussi l'on vous a pris par les épaules, on vous a conduit à la porte; on vous a dit, «Faquin, tirez; ne reparaissez plus. Cela veut avoir du sens, de la raison, je crois! Tirez. Nous avons de ces qualités là, de reste.» Vous vous en êtes allé en vous mordant les doigts; c'est votre langue maudite qu'il fallait mordre auparavant. Pour ne vous en être pas avisé, vous voilà sur le pavé, sans le sol, et ne sachant où donner de la tête. Vous étiez nourri à bouche que veux- tu, et vous retournerez au regrat; bien logé, et vous serez trop heureux si l'on vous rend votre grenier; bien couché, et la paille vous attend entre le cocher de Monsieur de Soubise et l'ami Robbé. Au lieu d'un sommeil doux et tranquille, comme vous l'aviez, vous entendrez d'une oreille le hennissement et le piétinement des chevaux, de l'autre, le bruit mille fois plus insupportable des vers secs, durs et barbares. Malheureux, malavisé, possédé d'un million de diables!
MOI. – Mais n'y aurait-il pas moyen de se rapatrier? La faute que vous avez commise est-elle si impardonnable? A votre place, j'irais retrouver mes gens. Vous leur êtes plus nécessaire que vous ne croyez.
LUI. – Oh, je suis sûr qu'à présent qu'ils ne m'ont pas, pour les faire rire, ils s'ennuient comme des chiens.
MOI. – J'irais donc les retrouver. Je ne leur laisserais pas le temps de se passer de moi; de se tourner vers quelque amusement honnête: car qui sait ce qui peut arriver?
LUI. – Ce n'est pas là ce que je crains. Cela n'arrivera pas.
MOI. – Quelque sublime que vous soyez, un autre peut vous remplacer.
LUI. – Difficilement.
MOI. – D'accord. Cependant j'irais avec ce visage défait, ces yeux égarés, ce col débraillé, ces cheveux ébouriffés, dans l'état vraiment tragique où vous voilà. Je me jetterais aux pieds de la divinité. Je me collerais la face contre terre; et sans me relever, je lui dirais d'une voix basse et sanglotante: «Pardon, madame! pardon! je suis un indigne, un infâme. Ce fut un malheureux instant; car vous savez que je ne suis pas sujet à avoir du sens commun, et je vous promets de n'en avoir de ma vie.»
Ce qu'il y a de plaisant, c'est que, tandis que je lui tenais ce discours, il en exécutait la pantomime. Il s'était prosterné; il avait collé son visage contre terre; il paraissait tenir entre ses deux mains le bout d'une pantoufle; il pleurait; il sanglotait; il disait, «oui, ma petite reine; oui, je le promets; je n'en aurai de ma vie, de ma vie». Puis se relevant brusquement, il ajouta d'un ton sérieux et réfléchi:
LUI. – Oui: vous avez raison. Je crois que c'est le mieux. Elle est bonne. Monsieur Viellard dit qu'elle est si bonne. Moi, je sais un peu qu'elle l'est. Mais cependant aller s'humilier devant une guenon! Crier miséricorde aux pieds d'une misérable petite histrionne que les sifflets du parterre ne cessent de poursuivre! Moi, Rameau! fils de Monsieur Rameau, apothicaire de Dijon, qui est un homme de bien et qui n'a jamais fléchi le genou devant qui que ce soit! Moi, Rameau, le neveu de celui qu'on appelle le grand Rameau, qu'on voit se promener droit et les bras en l'air, au Palais-Royal, depuis que monsieur Carmontelle l'a dessiné courbé, et les mains sous les basques de son habit! Moi qui ai composé des pièces de clavecins que personne ne joue, mais qui seront peut- être les seules qui passeront à la postérité qui les jouera; moi! moi enfin! J'irais!.. Tenez, Monsieur, cela ne se peut. Et mettant sa main droite sur sa poitrine, il ajoutait: le me sens là quelque chose qui s'élève et qui me dit, «Rameau, tu n'en feras rien». Il faut qu'il y ait une certaine dignité attachée à la nature de l'homme, que rien ne peut étouffer. Cela se réveille à propos de bottes. Oui, à propos de bottes; car il y a d'autres jours où il ne m'en coûterait rien pour être vil tant qu'on voudrait; ces jours-là, pour un liard, je baiserais le cul à la petite Hus.
MOI. – Hé, mais, l'ami; elle est blanche, jolie, jeune, douce, potelée; et c'est un acte d'humilité auquel un plus délicat que vous pourrait quelquefois s'abaisser.
LUI. – Entendons-nous; c'est qu'il y a baiser le cul au simple, et baiser le cul au figuré. Demandez au gros Bergier qui baise le cul de madame de La Marck au simple et au figuré; et ma foi, le simple et le figuré me déplairaient également là.
MOI. – Si l'expédient que je vous suggère ne vous convient pas; ayez donc le courage d'être gueux.
LUI. – Il est dur d'être gueux, tandis qu'il y a tant de sots opulents aux dépens desquels on peut vivre. Et puis le mépris de soi; il est insupportable.
MOI. – Est-ce que vous connaissez ce sentiment-là?
LUI. – Si je le connais; combien de fois, je me suis dit: «Comment, Rameau, il y a dix mille bonnes tables à Paris, à quinze ou vingt couverts chacune; et de ces couverts-là, il n'y en a pas un pour toi! Il y a des bourses pleines d'or qui se versent de droite et de gauche, et il n'en tombe pas une pièce sur toi! Mille petits beaux esprits, sans talent, sans mérite; mille petites créatures, sans charmes; mille plats intrigants, sont bien vêtus, et tu irais tout nu? Et