Le neveu de Rameau. Dénis Diderot
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MOI. – Sans contredit; pourvu qu'il n'eût pas employé d'une façon déshonnête l'opulence qu'il aurait acquise par un commerce légitime; qu'il eût éloigné de sa maison tous ces joueurs; tous ces parasites; tous ces fades complaisants; tous ces fainéants, tous ces pervers inutiles; et qu'il eût fait assommer à coups de bâtons, par ses garçons de boutique, l'homme officieux qui soulage, par la variété, les maris, du dégoût d'une cohabitation habituelle avec leurs femmes.
LUI. – Assommer! monsieur, assommer! on n'assomme personne dans une ville bien policée. C'est un état honnête. Beaucoup de gens, même titrés, s'en mêlent. Et à quoi diable, voulez-vous donc qu'on emploie son argent, si ce n'est à avoir bonne table, bonne compagnie, bons vins, belles femmes, plaisirs de toutes les couleurs, amusements de toutes les espèces. J'aimerais autant être gueux que de posséder une grande fortune, sans aucune de ces jouissances. Mais revenons à Racine. Cet homme n'a été bon que pour des inconnus, et que pour le temps où il n'était plus.
MOI. – D'accord. Mais pesez le mal et le bien. Dans mille ans d'ici, il fera verser des larmes; il sera l'admiration des hommes. Dans toutes les contrées de la terre il inspirera l'humanité, la commisération, la tendresse; on demandera qui il était, de quel pays, et on l'enviera à la France. Il a fait souffrir quelques êtres qui ne sont plus; auxquels nous ne prenons presque aucun intérêt; nous n'avons rien à redouter ni de ses vices ni de ses défauts. Il eût été mieux sans doute qu'il eût reçu de la nature les vertus d'un homme de bien, avec les talents d'un grand homme. C'est un arbre qui a fait sécher quelques arbres plantés dans son voisinage; qui a étouffé les plantes qui croissaient à ses pieds; mais il a porté sa cime jusque dans la nue; ses branches se sont étendues au loin; il a prêté son ombre à ceux qui venaient, qui viennent et qui viendront se reposer autour de son tronc majestueux; il a produit des fruits d'un goût exquis et qui se renouvellent sans cesse. Il serait à souhaiter que de Voltaire eût encore la douceur de Duclos, l'ingénuité de l'abbé Trublet, la droiture de l'abbé d'Olivet; mais puisque cela ne se peut; regardons la chose du côté vraiment intéressant; oublions pour un moment le point que nous occupons dans l'espace et dans la durée; et étendons notre vue sur les siècles à venir, les régions les plus éloignées, et les peuples à naître. Songeons au bien de notre espèce. Si nous ne sommes pas assez généreux; pardonnons au moins à la nature d'avoir été plus sage que nous. Si vous jetez de l'eau froide sur la tête de Greuze, vous éteindrez peut-être son talent avec sa vanité. Si vous rendez de Voltaire moins sensible à la critique, il ne saura plus descendre dans l'âme de Mérope. Il ne vous touchera plus.
LUI. – Mais si la nature était aussi puissante que sage; pourquoi ne les a-t-elle pas faits aussi bons qu'elle les a faits grands?
MOI. – Mais ne voyez-vous pas qu'avec un pareil raisonnement vous renversez l'ordre général, et que si tout ici-bas était excellent, il n'y aurait rien d'excellent.
LUI. – Vous avez raison. Le point important est que vous et moi nous soyons, et que nous soyons vous et moi. Que tout aille d'ailleurs comme il pourra. Le meilleur ordre des choses, à mon avis, est celui où je devais être; et foin du plus parfait des mondes, si je n'en suis pas. l'aime mieux être, et même être impertinent raisonneur que de n'être pas.
MOI. – Il n'y a personne qui ne pense comme vous, et qui ne fasse le procès à l'ordre qui est; sans s'apercevoir qu'il renonce à sa propre existence.
LUI. – Il est vrai.
MOI. – Acceptons donc les choses comme elles sont. Voyons ce qu'elles nous coûtent et ce qu'elles nous rendent; et laissons là le tout que nous ne connaissons pas assez pour le louer ou le blâmer; et qui n'est peut-être ni bien ni mal; s'il est nécessaire, comme beaucoup d'honnêtes gens l'imaginent.
LUI. – Je n'entends pas grand-chose à tout ce que vous me débitez là. C'est apparemment de la philosophie; je vous préviens que je ne m'en mêle pas. Tout ce que je sais, c'est que je voudrais bien être un autre, au hasard d'être un homme de génie, un grand homme. Oui, il faut que j'en convienne, il y a là quelque chose qui me le dit. Je n'en ai jamais entendu louer un seul que son éloge ne m'ait fait secrètement enrager. le suis envieux. Lorsque j'apprends de leur vie privée quelque trait qui les dégrade, je l'écoute avec plaisir. Cela nous rapproche: j'en supporte plus aisément ma médiocrité. Je me dis: certes tu n'aurais jamais fait Mahomet; mais ni l'éloge du Maupeou. J'ai donc été; je suis donc fâché d'être médiocre. Oui, oui, je suis médiocre et fâché. Je n'ai jamais entendu jouer l'ouverture des Indes galantes; jamais entendu chanter, Profonds Abîmes du Ténare, Nuit, éternelle Nuit, sans me dire avec douleur; voilà ce que tu ne feras jamais. J'étais donc jaloux de mon oncle, et s'il y avait eu à sa mort, quelques belles pièces de clavecin, dans son portefeuille, je n'aurais pas balancé à rester moi, et à être lui.
MOI. – S'il n'y a que cela qui vous chagrine, cela n'en vaut pas trop la peine.
LUI. – Ce n'est rien. Ce sont des moments qui passent.
Puis il se remettait à chanter l'ouverture des Indes galantes, et l'air Profonds Abîmes; et il ajoutait:
Le quelque chose qui est là et qui me parle, me dit: Rameau, tu voudrais bien avoir fait ces deux morceaux-là; si tu avais fait ces deux morceaux-là, tu en ferais bien deux autres; et quand tu en aurais fait un certain nombre, on te jouerait, on te chanterait partout; quand tu marcherais, tu aurais la tête droite; la conscience te rendrait témoignage à toi-même de ton propre mérite; les autres, te désigneraient du doigt. On dirait, c'est lui qui a fait les jolies gavottes et il chantait les gavottes; puis avec l'air d'un homme touché, qui nage dans la joie, et qui en a les yeux humides, il ajoutait, en se frottant les mains; tu aurais une bonne maison, et il en mesurait l'étendue avec ses bras, un bon lit, et il s'y étendait nonchalamment, de bons vins, qu'il goûtait en faisant claquer sa langue contre son palais, un bon équipage et il levait le pied pour y monter, de jolies femmes à qui il prenait déjà la gorge et qu'il regardait voluptueusement, cent faquins me viendraient encenser tous les jours; et il croyait les voir autour de lui; il voyait Palissot, Poincinet, les Frérons père et fils, La Porte; il les entendait, il se rengorgeait, les approuvait, leur souriait, les dédaignait, les méprisait, les chassait, les rappelait; puis il continuait: et c'est ainsi que l'on te dirait le matin que tu es un grand homme; tu lirais dans l'histoire des Trois Siècles que tu es un grand homme; tu serais convaincu le soir que tu es un grand homme; et le grand homme, Rameau le neveu s'endormirait au doux murmure de l'éloge qui retentirait dans son oreille; même en dormant, il aurait l'air satisfait; sa poitrine se dilaterait, s'élèverait, s'abaisserait avec aisance; il ronflerait, comme un grand homme; et en parlant ainsi; il se laissait aller mollement sur une banquette; il fermait les yeux, et il imitait le sommeil heureux qu'il imaginait. Après avoir goûté quelques instants la douceur de ce repos, il se réveillait, étendait ses bras, bâillait, se frottait les yeux, et cherchait encore autour de lui ses adulateurs insipides.
MOI. – Vous croyez donc que l'homme heureux a son sommeil?
LUI. – Si je le crois! Moi, pauvre hère, lorsque le soir j'ai regagné mon grenier et que je me suis fourré dans mon grabat, je suis ratatiné sous ma couverture; j'ai la poitrine étroite et la respiration gênée; c'est une espèce de plainte faible qu'on entend à peine; au lieu qu'un financier fait retentir son appartement, et étonne toute sa rue. Mais ce qui m'afflige aujourd'hui, ce n'est pas de ronfler et de dormir mesquinement, comme un misérable.
MOI. – Cela est pourtant triste.
LUI. – Ce qui m'est arrivé l'est bien davantage.
MOI.