Le vicomte de Bragelonne, Tome I.. Dumas Alexandre
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En effet, après toutes ces émotions de la Fronde dont nous avons autrefois essayé de reproduire la première période, Louis de Condé avait fait avec la cour une réconciliation publique, solennelle et franche. Pendant tout le temps qu'avait duré la rupture de M. le prince avec le roi, M. le prince, qui s'était depuis longtemps affectionné à Bragelonne, lui avait vainement offert tous les avantages qui peuvent éblouir un jeune homme. Le comte de La Fère, toujours fidèle à ses principes de loyauté et de royauté, développés un jour devant son fils dans les caveaux de Saint- Denis, le comte de La Fère, au nom de son fils, avait toujours refusé. Il y avait plus: au lieu de suivre M. de Condé dans sa rébellion, le vicomte avait suivi M. de Turenne, combattant pour le roi. Puis, lorsque M. de Turenne, à son tour, avait paru abandonner la cause royale, il avait quitté M. de Turenne, comme il avait fait de M. de Condé. Il résultait de cette ligne invariable de conduite que, comme jamais Turenne et Condé n'avaient été vainqueurs l'un de l'autre que sous les drapeaux du roi, Raoul avait, si jeune qu'il fût encore, dix victoires inscrites sur l'état de ses services, et pas une défaite dont sa bravoure et sa conscience eussent à souffrir. Donc Raoul avait, selon le voeu de son père, servi opiniâtrement et passivement la fortune du roi Louis XIV, malgré toutes les tergiversations, qui étaient endémiques et, on peut dire, inévitables à cette époque.
M. de Condé, rentré en grâce, avait usé de tout, d'abord de son privilège d'amnistie pour redemander beaucoup de choses qui lui avaient été accordées et, entre autres choses, Raoul. Aussitôt M. le comte de La Fère, dans son bon sens inébranlable, avait renvoyé Raoul au prince de Condé.
Un an donc s'était écoulé depuis la dernière séparation du père et du fils; quelques lettres avaient adouci, mais non guéri, les douleurs de son absence. On a vu que Raoul laissait à Blois un autre amour que l'amour filial.
Mais rendons-lui cette justice que, sans le hasard et Mlle de Montalais, deux démons tentateurs, Raoul, après le message accompli, se fût mis à galoper vers la demeure de son père en retournant la tête sans doute, mais sans s'arrêter un seul instant, eût-il vu Louise lui tendre les bras.
Aussi, la première partie du trajet fut-elle donnée par Raoul au regret du passé qu'il venait de quitter si vite, c'est-à-dire à l'amante; l'autre moitié à l'ami qu'il allait retrouver, trop lentement au gré de ses désirs. Raoul trouva la porte du jardin ouverte et lança son cheval sous l'allée, sans prendre garde aux grands bras que faisait, en signe de colère, un vieillard vêtu d'un tricot de laine violette et coiffé d'un large bonnet de velours râpé. Ce vieillard, qui sarclait de ses doigts une plate- bande de rosiers nains et de marguerites, s'indignait de voir un cheval courir ainsi dans ses allées sablées et ratissées.
Il hasarda même un vigoureux hum! qui fit retourner le cavalier. Ce fut alors un changement de scène; car aussitôt qu'il eut vu le visage de Raoul, ce vieillard se redressa et se mit à courir dans la direction de la maison avec des grognements interrompus qui semblaient être chez lui le paroxysme d'une joie folle. Raoul arriva aux écuries, remit son cheval à un petit laquais, et enjamba le perron avec une ardeur qui eût bien réjoui le coeur de son père.
Il traversa l'antichambre, la salle à manger et le salon sans trouver personne; enfin, arrivé à la porte de M. le comte de La Fère, il heurta impatiemment et entra presque sans attendre le mot: Entrez! que lui jeta une voix grave et douce tout à la fois. Le comte était assis devant une table couverte de papiers et de livres: c'était bien toujours le noble et le beau gentilhomme d'autrefois, mais le temps avait donné à sa noblesse, à sa beauté, un caractère plus solennel et plus distinct. Un front blanc et sans rides sous ses longs cheveux plus blancs que noirs, un oeil perçant et doux sous des cils de jeune homme, la moustache fine et à peine grisonnante, encadrant des lèvres d'un modèle pur et délicat, comme si jamais elles n'eussent été crispées par les passions mortelles; une taille droite et souple, une main irréprochable mais amaigrie, voilà quel était encore l'illustre gentilhomme dont tant de bouches illustres avaient fait l'éloge sous le nom d'Athos. Il s'occupait alors de corriger les pages d'un cahier manuscrit, tout entier rempli de sa main. Raoul saisit son père par les épaules, par le cou, comme il put, et l'embrassa si tendrement, si rapidement, que le comte n'eut pas la force ni le temps de se dégager, ni de surmonter son émotion paternelle.
– Vous ici, vous voici, Raoul! dit-il, est-ce bien possible?
– Oh! monsieur, monsieur, quelle joie de vous revoir!
– Vous ne me répondez pas, vicomte. Avez-vous un congé pour être à Blois, ou bien est-il arrivé quelque malheur à Paris?
– Dieu merci! monsieur, répliqua Raoul en se calmant peu à peu, il n'est rien arrivé que d'heureux; le roi se marie, comme j'ai eu l'honneur de vous le mander dans ma dernière lettre, et il part pour l'Espagne. Sa Majesté passera par Blois.
– Pour rendre visite à Monsieur?
– Oui, monsieur le comte. Aussi, craignant de le prendre à l'improviste, ou désirant lui être particulièrement agréable, M. le prince m'a-t-il envoyé pour préparer les logements.
– Vous avez vu Monsieur? demanda le comte vivement.
– J'ai eu cet honneur.
– Au château?
– Oui, monsieur, répondit Raoul en baissant les yeux, parce que, sans doute, il avait senti dans l'interrogation du comte plus que de la curiosité.
– Ah! vraiment, vicomte?.. Je vous fais mon compliment. Raoul s'inclina.
– Mais vous avez encore vu quelqu'un à Blois?
– Monsieur, j'ai vu Son Altesse Royale, Madame.
– Très bien. Ce n'est pas de Madame que je parle.
Raoul rougit extrêmement et ne répondit point.
– Vous ne m'entendez pas, à ce qu'il paraît, monsieur le vicomte? insista M. de La Fère sans accentuer plus nerveusement sa question, mais en forçant l'expression un peu plus sévère de son regard.
– Je vous entends parfaitement, monsieur, répliqua Raoul, et si je prépare ma réponse, ce n'est pas que je cherche un mensonge, vous le savez, monsieur.
– Je sais que vous ne mentez jamais. Aussi, je dois m'étonner que vous preniez un si long temps pour me dire: oui ou non.
– Je ne puis vous répondre qu'en vous comprenant bien, et si je vous ai bien compris, vous allez recevoir en mauvaise part mes premières paroles. Il vous déplaît sans doute, monsieur le comte, que j'aie vu…
– Mlle de La Vallière, n'est-ce pas?
– C'est d'elle que vous voulez parler, je le sais bien, monsieur le comte, dit Raoul avec une inexprimable douceur.
– Et je vous demande si vous l'avez vue.
– Monsieur, j'ignorais absolument, lorsque j'entrai au château,