La tentation de Saint Antoine. Gustave Flaubert

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La tentation de Saint Antoine - Gustave Flaubert

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le nez droit, la physionomie lourde et sournoise. Aux coins du dais étendu sur sa tête quatre colombes d'or sont posées, et au pied du trône deux lions d'émail accroupis. Les colombes se mettent à chanter, les lions à rugir, l'Empereur roule des yeux, Antoine s'avance; et tout de suite, sans préambule, ils se racontent des événements. Dans les villes d'Antioche, d'Éphèse et d'Alexandrie, on a saccagé les temples et fait avec les statues des dieux, des pots et des marmites; l'Empereur en rit beaucoup. Antoine lui reproche sa tolérance envers les Novatiens. Mais l'Empereur s'emporte; Novatiens, Ariens, Meléciens, tous l'ennuient. Cependant il admire l'épiscopat, car les chrétiens relevant des évêques, qui dépendent de cinq ou six personnages, il s'agit de gagner ceux-là pour avoir à soi tous les autres. Aussi n'a-t-il pas manqué de leur fournir des sommes considérables. Mais il déteste les pères du Concile de Nicée. – «Allons-les voir!» Antoine le suit.

      Et ils se trouvent, de plain-pied, sur une terrasse.

      Elle domine un hippodrome, rempli de monde et que surmontent des portiques, où le reste de la foule se promène. Au centre du champ de course s'étend une plate-forme étroite, portant sur sa longueur un petit temple de Mercure, la statue de Constantin, trois serpents de bronze entrelacés, à un bout de gros oeufs en bois, et à l'autre sept dauphins la queue en l'air.

      Derrière le pavillon impérial, les Préfets des chambres, les Comtes des domestiques et les Patrices s'échelonnent jusqu'au premier étage d'une église, dont toutes les fenêtres sont garnies de femmes. A droite est la tribune de la faction bleue, à gauche celle de la verte, en dessous un piquet de soldats, et, au niveau de l'arène un rang d'arcs corinthiens; formant l'entrée des loges.

      Les courses vont commencer, les chevaux s'alignent. De hauts panaches, plantés entre leurs oreilles, se balancent au vent comme des arbres; et ils secouent, dans leurs bonds, des chars en forme de coquille, conduits par des cochers revêtus d'une sorte de cuirasse multicolore, avec des manches étroites du poignet et larges du bras, les jambes nues, toute la barbe, les cheveux rasés sur le front à la mode des Huns.

      Antoine est d'abord assourdi par le clapotement des voix. Du haut en bas, il n'aperçoit que des visages fardés, des vêtements bigarrés, des plaques d'orfévrerie; et le sable de l'arène, tout blanc, brille comme un miroir.

      L'Empereur l'entretient. Il lui confie des choses importantes, secrètes, lui avoue l'assassinat de son fils Crispus, lui demande même des conseils pour sa santé.

      Cependant Antoine remarque des esclaves au fond des loges. Ce sont les pères du Concile de Nicée, en haillons, abjects. Le martyr Paphnuce brosse la crinière d'un cheval, Théophile lave les jambes d'un autre, Jean peint les sabots d'un troisième, Alexandre ramasse du crottin dans une corbeille.

      Antoine passe au milieu d'eux. Ils font la haie, le prient d'intercéder, lui baisent les mains. La foule entière les hue; et il jouit de leur dégradation, démesurément. Le voilà devenu un des grands de la Cour, confident de l'Empereur, premier ministre! Constantin lui pose son diadème sur le front. Antoine le garde, trouvant cet honneur tout simple.

      Et bientôt se découvre sous les ténèbres une salle immense, éclairée par des candélabres d'or.

      Des colonnes, à demi perdues dans l'ombre tant elles sont hautes, vont s'alignant à la file en dehors des tables qui se prolongent jusqu'à l'horizon, – où apparaissent dans une vapeur lumineuse des superpositions d'escaliers, des suites d'arcades, des colosses, des tours, et par derrière une vague bordure de palais que dépassent des cèdres, faisant des masses plus noires sur l'obscurité.

      Les convives, couronnés de violettes, s'appuient du coude contre des lits très-bas. Le long de ces deux rangs des amphores qu'on incline versent du vin; – et tout au fond, seul, coiffé de la tiare et couvert d'escarboucles, mange et boit le roi Nabuchodonosor.

      A sa droite et à sa gauche, deux théories de prêtres en bonnets pointus balancent des encensoirs. Par terre, sous lui, rampent les rois captifs, sans pieds ni mains, auxquels il jette des os à ronger; plus bas se tiennent ses frères, avec un bandeau sur les yeux, – étant tous aveugles.

      Une plainte continue monte du fond des ergastules. Les sons doux et lents d'un orgue hydraulique alternent avec les choeurs de voix; et on sent qu'il y a tout autour de la salle une ville démesurée, un océan d'hommes dont les flots battent les murs.

      Les esclaves courent portant des plats. Des femmes circulent offrant à boire, les corbeilles crient sous le poids des pains; et un dromadaire, chargé d'outres percées, passe et revient, laissant couler de la verveine pour rafraîchir les dalles.

      Des belluaires amènent des lions. Des danseuses, les cheveux pris dans des filets, tournent sur les mains en crachant du feu par les narines; des bateleurs nègres jonglent, des enfants nus se lancent des pelotes de neige, qui s'écrasent en tombant contre les claires argenteries. La clameur est si formidable qu'on dirait une tempête, et un nuage flotte sur le festin, tant il y a de viandes et d'haleines. Quelquefois une flammèche des grands flambeaux, arrachée par le vent, traverse la nuit comme une étoile qui file.

      Le Roi essuie avec son bras les parfums de son visage. Il mange dans les vases sacrés, puis les brise; et il énumère intérieurement ses flottes, ses armées, ses peuples. Tout à l'heure, par caprice, il brûlera son palais avec ses convives. Il compte rebâtir la tour de Babel et détrôner Dieu.

      Antoine lit, de loin, sur son front, toutes ses pensées. Elles le pénètrent, – et il devient Nabuchodonosor.

      Aussitôt il est repu de débordements et d'exterminations; et l'envie le prend de se rouler dans la bassesse. D'ailleurs, la dégradation de ce qui épouvante les hommes est un outrage fait à leur esprit, une manière encore de les stupéfier; et comme rien n'est plus vil qu'une bête brute, Antoine se met à quatre pattes sur la table, et beugle comme un taureau.

      Il sent une douleur à la main, – un caillou, par hasard, l'a blessé, – et il se retrouve devant sa cabane.

      L'enceinte des roches est vide. Les étoiles rayonnent. Tout se tait.

      Une fois de plus je me suis trompé! Pourquoi ces choses? Elles viennent des soulèvements de la chair. Ah! misérable!

      Il s'élance dans sa cabane, y prend un paquet de cordes, terminé par des ongles métalliques, se dénude jusqu'à la ceinture, et levant la tête vers le ciel:

      Accepte ma pénitence, ô mon Dieu! ne la dédaigne pas pour sa faiblesse.

      Rends-la aiguë, prolongée, excessive! Il est temps! à l'oeuvre!

      Il s'applique un cinglon vigoureux.

      Aie! non! non! pas de pitié!

      Il recommence.

      Oh! oh! oh! chaque coup me déchire la peau, me tranche les membres. Cela me brûle horriblement!

      Eh! ce n'est pas terrible! on s'y fait. Il me semble même …

      Antoine s'arrête.

      Va donc, lâche! va donc! Bien! bien! sur les bras, dans le dos, sur la poitrine, contre le ventre, partout! Sifflez, lanières, mordez-moi, arrachez-moi! Je voudrais que les gouttes de mon sang jaillissent jusqu'aux étoiles, fissent craquer mes os, découvrir mes nerfs! Des tenailles, des chevalets, du plomb fondu! Les martyrs en ont subi bien d'autres! n'est-ce pas, Ammonaria?

      L'ombre des cornes du Diable reparaît.

      J'aurais pu être attaché à la colonne près de la tienne, face à face, sous tes yeux, répondant à tes cris par

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