Le Rhin, Tome I. Victor Hugo

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Le Rhin, Tome I - Victor Hugo

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fils. – Mézières. – Ce qu'on y cherche. – Ce qu'on y trouve. – Le miracle de la bombe. – Comment un dieu devient un saint. – Sédan. – Le voyageur se recueille et cherche des choses dans son esprit. – Une médiocre statue au lieu d'un beau château. – Sédan y perd. Turenne n'y gagne pas. – Aucune trace du Sanglier des Ardennes. – Cinq lieues à pied. – Un peu de Meuse. – On court après un verre d'eau, on tombe sur un saucisson. – Un goîtreux. – Charleville. – La place ducale et la place royale. – Rocroy. – Les dialogues nocturnes qu'on entend en diligence. – Un carillon se mêle à la conversation, dans la bonne et évidente intention de désennuyer le voyageur. – Entrée à Givet.

Givet, 29 juillet.

      Cette fois j'ai fait du chemin. Cher ami, je vous écris aujourd'hui de Givet, vieille petite ville qui a eu l'honneur de fournir à Louis XVIII son dernier mot d'ordre et son dernier calembour (Saint-Denis, Givet), et où je viens d'arriver à quatre heures du matin, moulu par les cahots d'un affreux chariot qu'ils appellent ici la diligence. J'ai dormi deux heures tout habillé sur un lit, le jour est venu et je vous écris. J'ai ouvert ma fenêtre pour jouir du site qu'on aperçoit de ma chambre et qui se compose de l'angle d'un toit blanchi à la chaux, d'une antique gouttière de bois pleine de mousse et d'une roue de cabriolet appuyée contre un mur. Quant à ma chambre en elle-même, c'est une grande halle meublée de quatre vastes lits, avec une immense cheminée en menuiserie, ornée à l'extérieur d'un tout petit miroir et à l'intérieur d'un tout petit fagot. Sur le fagot est posé délicatement à côté d'un balai un tire-bottes énorme et antédiluvien, taillé à la serpe par quelque menuisier en fureur. La baie fantastique pratiquée dans ce tire-bottes imite les sinuosités de la Meuse; et il est presque impossible d'en arracher son pied, si l'on a l'imprudence de l'y engager. On court risque de se promener, comme je viens de le faire, dans toute l'auberge, le tire-bottes au pied, réclamant à grands cris du secours. Pour être juste, je dois au site une petite rectification. Tout à l'heure, j'ai entendu caqueter des poules. Je me suis penché vers la cour, et j'ai vu sous ma fenêtre une charmante petite mauve de jardin tout en fleur qui prend des airs de rose trémière sur une planche portée par deux vieilles marmites.

      Depuis ma dernière lettre un incident qui ne vaut pas la peine de vous être conté m'a fait brusquement rétrograder de Varennes à Villers-Cotterets, et avant-hier, après avoir congédié ma carriole de la Ferté-sous-Jouarre, j'ai pris, afin de regagner le temps perdu, la diligence pour Soissons: elle était parfaitement vide, ce qui, entre nous, ne m'a pas déplu. J'ai pu déployer à mon aise mes feuilles de Cassini sur la banquette du coupé.

      Comme j'approchais de Soissons, le soir tombait. La nuit ouvrait déjà sa main pleine de fumée dans cette ravissante vallée où la route s'enfonce après le hameau de la Folie, et promenait lentement son immense estompe sur la tour de la cathédrale et la double flèche de Saint-Jean-des-Vignes. Cependant, à travers les vapeurs qui rampaient pesamment dans la campagne, on distinguait encore ce groupe de murailles, de toits et d'édifices qui est Soissons, à demi engagé dans le croissant d'acier de l'Aisne, comme une gerbe que la faucille va couper. Je me suis arrêté un instant au haut de la descente pour jouir de ce beau spectacle. – Un grillon chantait dans un champ voisin, les arbres du chemin jasaient tout bas et tressaillaient au dernier vent du soir avant de s'assoupir; moi, je regardais attentivement avec les yeux de l'esprit une grande et profonde paix sortir de cette sombre plaine qui a vu César vaincre, Clovis régner et Napoléon chanceler. C'est que les hommes, même César, même Clovis, même Napoléon, ne sont que des ombres qui passent, c'est que la guerre n'est qu'une ombre comme eux qui passe avec eux, tandis que Dieu, et la nature qui sort de Dieu, et la paix qui sort de la nature, sont des choses éternelles.

      Comptant prendre la malle de Sédan, qui n'arrive à Soissons qu'à minuit, j'avais du temps devant moi et j'avais laissé partir la diligence. Le trajet qui me séparait de Soissons n'était plus qu'une charmante promenade, que j'ai faite à pied. A quelque distance de la ville, je me suis assis près d'une jolie petite maison, qu'éclairait mollement la forge d'un maréchal ferrant allumée de l'autre côté de la route. Là j'ai religieusement regardé le ciel, qui était d'une sérénité superbe. Les trois seules planètes visibles à cette heure rayonnaient toutes les trois au sud-est, dans un espace assez restreint et comme dans le même coin du ciel. Jupiter, – notre beau Jupiter, vous savez, mon ami? – qui exécute depuis trois mois un nœud fort compliqué, faisait avec les deux étoiles entre lesquelles il est en ce moment placé une ligne droite parfaitement géométrique. Plus à l'est, Mars, rouge comme le feu et le sang, imitait la scintillation stellaire par une sorte de flamboiement farouche; et, un peu au-dessus, brillait doucement, avec son apparence de blanche et paisible étoile, cette planète-monstre, ce monde effrayant et mystérieux que nous nommons Saturne. De l'autre côté, tout au fond du paysage, un magnifique phare à feu tournant, bleu, écarlate et blanc, rayait de sa rutilation éblouissante les sombres coteaux qui séparent Noyon du Soissonnais. Au moment où je me demandais ce que pouvait faire ce phare en pleine terre, dans ces immenses plaines, je le vis quitter le bord des collines, franchir les brumes violettes de l'horizon et monter vers le zénith. Ce phare, c'était Aldebaran, le soleil tricolore, l'énorme étoile de pourpre, d'argent et de turquoise, qui se levait majestueusement dans la vague et sinistre blancheur du crépuscule.

      O mon ami! quel secret y a-t-il donc dans ces astres que tous les poëtes, depuis qu'il y a des poëtes, que tous les penseurs, depuis qu'il y a des penseurs, tous les songeurs, depuis qu'il y a des songeurs, ont tour à tour contemplés, étudiés, adorés: les uns, comme Zoroastre, avec un confiant éblouissement; les autres, comme Pythagore, avec une inexprimable épouvante! Seth a nommé les étoiles comme Adam avait nommé les animaux. Les Chaldéens et les Généthliaques, Esdras et Zorobabel, Orphée, Homère et Hésiode, Cadmus, Phérécide, Xénophon, Hécatæus, Hérodote et Thucydide, tous ces yeux de la terre, depuis si longtemps éteints et fermés, se sont attachés de siècle en siècle avec angoisse à ces yeux du ciel toujours ouverts, toujours allumés, toujours vivants. Ces mêmes planètes, ces mêmes astres que nous regardons aujourd'hui, ont été regardés par tous ces hommes. Job parle d'Orion et des Hyades; Platon écoutait et entendait distinctement la vague musique des sphères; Pline croyait le soleil dieu et imputait les taches de la lune aux fumées de la terre. Les poëtes tartares nomment le pôle senesticol, ce qui veut dire clou de fer. Quelques rêveurs, pris d'une sorte de vertige, ont osé railler les constellations. Le lion, dit Rocoles, pourrait tout aussi aisément être appelé un singe. Pacuvius, fort peu rassuré pourtant, tâche de s'étourdir et de ne point croire aux astrologues, sous prétexte qu'ils seraient égaux à Jupiter:

      Nam si qui, quæ ventura sunt, prævideant,

      Æquiparent Jovi.

      Favorinus se fait cette question redoutable: Si les causes de tout ne sont pas dans les étoiles? «Si vitæ mortisque hominum rerumque humanarum omnium et ratio et causa in cælo et apud stellas foret?» Il croit que l'influence sidérale descend jusqu'aux mouches et aux vermisseaux, muscis aut vermiculis, et, ajoute-t-il, jusqu'aux hérissons, aut echinis. Aulu-Gelle, faisant voile d'Egine au Pirée, naviguant par une mer clémente, s'asseyait la nuit sur la poupe et considérait les astres: «Nox fuit, et clemens mare, et anni æstas, cælumque liquide serenum; sedebamus ergo in puppi simul universi, et lucentia sidera considerabamus.» Horace lui-même, ce philosophe pratique, ce Voltaire du siècle d'Auguste, plus grand poëte, il est vrai, que le Voltaire de Louis XV, Horace frissonnait en regardant les étoiles, une étrange anxiété lui remplissait le cœur, et il écrivait ces vers presque terribles:

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