Le Rhin, Tome I. Victor Hugo

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Le Rhin, Tome I - Victor Hugo

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de ce que la Champagne a engendré Richelet, l'auteur du Dictionnaire des Rimes, et Poinsinet, l'homme le plus mystifié du siècle où Voltaire mystifia le monde. Eh bien, vous qui aimez les harmonies, qui voulez que le caractère, l'œuvre et l'esprit d'un homme soient comme le produit naturel de son pays, et qui trouvez admirable que Bonaparte soit Corse, Mazarin Italien et Henri IV Gascon, écoutez ceci: Mirabeau est presque Champenois, Danton l'est tout à fait. Tirez-vous de là.

      Eh, mon Dieu! pourquoi Danton ne serait-il pas Champenois? Vaugelas est bien Savoyard!

      Il était aussi presque Champenois, ce grand Fabert, ce maréchal de France, fils d'un libraire, qui ne voulut jamais monter trop haut ni descendre trop bas; pur et grave esprit, qui se tint toujours en dehors des extrémités de sa propre fortune, et qui, successivement éprouvé par la destinée, d'abord dans sa noblesse, puis dans sa modestie, toujours le même devant les bassesses comme devant les vanités qu'on lui proposait, ne repoussant pas les bassesses par orgueil et les vanités par humilité, mais répudiant les unes et les autres par chasteté, refusa à Mazarin d'être espion et à Louis XIV d'être cordon bleu. – Il dit à Louis XIV: Je suis un soldat, je ne suis pas un gentilhomme. Il dit à Mazarin: Je suis un bras, et non un œil.

      C'était une puissante et robuste province que la Champagne. Le comte de Champagne était le seigneur du vicomte de Brie, laquelle Brie n'est elle-même, à proprement parler, qu'une petite Champagne, comme la Belgique est une petite France. Le comte de Champagne était pair de France, et portait au sacre la bannière fleurdelisée. Il faisait lui-même royalement tenir ses Etats par sept comtes qualifiés pairs de Champagne, qui étaient les comtes de Joigny, de Rethel, de Braine, de Roucy, de Brienne, de Grand-Pré et de Bar-sur-Seine.

      Il n'est pas de ville ou de bourgade en Champagne qui n'ait son originalité. Les grandes communes se mêlent à notre histoire; les petites racontent toutes quelque aventure. Reims, qui a la cathédrale des cathédrales, Reims a baptisé Clovis après Tolbiac. Troyes a été sauvé d'Attila par saint Loup, et a vu en 878 ce que Paris n'a vu qu'en 1804, un pape sacrant en France un empereur, Jean VIII couronnant Louis le Bègue; c'est à Attigny que Pépin, maire du palais, tenait sa cour plénière d'où il faisait trembler Gaifre, duc d'Aquitaine; c'est à Andelot qu'eut lieu l'entrevue de Gontran, roi de Bourgogne, et de Childebert, roi d'Austrasie, en présence des leudes; Hincmar s'est réfugié à Epernay; Abeilard, à Provins; Héloïse, au Paraclet; il a été tenu un concile à Fismes; Langres a vu dans le bas-empire triompher les deux Gordiens, et, dans le moyen âge, ses bourgeois détruire autour d'eux les sept formidables châteaux de Changey, de Saint-Broing, de Neuilly-Coton, de Cobons, de Bourg, de Humes et de Pailly; Joinville a conclu la ligue en 1584; Châlons a défendu Henri IV en 1591; Saint-Dizier a tué le prince d'Orange; Doulevant a abrité le comte de Moret; Bourmont est l'ancienne ville forte des Lingons; Sézanne est l'ancienne place d'armes des ducs de Bourgogne; Ligny-l'Abbaye a été fondée par saint Bernard, dans les domaines du seigneur de Châtillon, auquel le saint promit, par acte authentique, autant d'arpents dans le ciel que le sire lui en donnait sur la terre; Mouzon est le fief de l'abbé de Saint-Hubert, qui envoyait tous les ans au roi de France «six chiens de chasse courants et six oiseaux de proie pour le vol.» Chaumont est le pays naïf où l'on espère être diable à la Saint-Jean pour payer ses dettes; Château-Porcien est la ville donnée par le connétable de Châtillon au duc d'Orléans; Bar-sur-Aube est la ville que le roi ne pouvait ni vendre ni aliéner; Clairvaux avait sa tonne comme Heidelberg; Villenauxe avait la statue de la reine pédauque; Arconville a encore le tas de pierres du huguenot, que chaque paysan grossit d'un caillou en passant; les signaux de Mont-Aigu répondaient à vingt lieues de distance à ceux de Mont-Aimé; Vassy a été brûlée deux fois, par les Romains en 211 et en 1544 par les Impériaux, comme Langres par les Huns en 351 et par les Vandales en 407, et comme Vitry, par Louis VII au douzième siècle et par Charles-Quint au seizième; Sainte-Menehould est cette noble capitale de l'Argonne, qui, vendue par un traître au duc de Lorraine, Charles II, ne s'est pas livrée; Carignan est l'ancienne Ivoi; Attila a élevé un autel à Pont-le-Roi; Voltaire a eu un tombeau à Romilly.

      Vous le voyez, l'histoire locale de toutes ces villes champenoises, c'est l'histoire de France en petits morceaux, il est vrai, mais pourtant grande encore.

      La Champagne garde l'empreinte de nos vieux rois. C'est à Reims qu'on les couronnait. C'est à Attigny que Charles le Simple érigea en sirerie la terre de Bourbon. Saint Louis et Louis XIV, le saint roi et le grand roi de la race, ont fait tous deux leurs premières armes en Champagne: le premier, en 1228, à Troyes, dont il fit lever le siége; le second, en 1652, à Sainte-Menehould, où il entra par la brèche. Coïncidence remarquable, l'un et l'autre avaient quatorze ans.

      La Champagne garde la trace de Napoléon. Il a écrit avec des noms champenois les dernières pages de son prodigieux poëme: Arcis-sur-Aube, Châlons, Reims, Champaubert, Sézanne, Vertus, Méry, la Fère, Montmirail. Autant de combats, autant de triomphes. Fismes, Vitry et Doulevant ont chacune eu l'honneur d'être une fois son quartier général, Piney-Luxembourg l'a été deux fois, Troyes l'a été trois fois. Nogent-sur-Seine a vu en cinq jours cinq victoires de l'empereur, manœuvrant sur la Marne avec sa poignée de héros. Saint-Dizier en avait déjà vu deux en deux jours. A Brienne, où il avait été élevé par un bénédictin, il faillit être tué par un Cosaque.

      Les antiques annales de cette Gaule belgique qui est devenue la Champagne ne sont pas moins poétiques que les modernes. Tous ces champs sont pleins de souvenirs; Mérovée et les Francs, Aétius et les Romains, Théodoric et les Visigoths; le mont Jules, le tombeau de Jovinus; le camp d'Attila près de la Cheppe; les voies militaires de Châlons, de Gruyères et de Warcq; Voromarus, Caracalla; Eponine et Sabinus; l'arc des deux Gordiens à Langres, la porte de Mars à Reims; toute cette antiquité couverte d'ombre parle, vit et palpite encore, et crie du fond des ténèbres à chaque passant: Sta, viator! L'antiquité celtique bégaye elle-même son murmure intelligible dans la nuit la plus sombre de cette histoire. Osiris a été adoré à Troyes; l'idole Borvo Tomona a laissé son nom à Bourbonne-les-Bains, et près de Vassy, sous les effrayants branchages de cette forêt de Der, où la Haute-Borne est encore debout comme le spectre d'un druide, dans les mystérieuses ruines de la Noviomagus Vadicassium, la Champagne a sa Palenqué.

      Depuis les Romains jusqu'à nous, investies tour à tour par les Alains, les Suèves, les Vandales, les Bourguignons et les Allemands, les villes champenoises bâties dans les plaines se sont laissé brûler plutôt que de se rendre à l'ennemi. Les villes champenoises construites sur des rochers ont pris pour devise: Donec moveantur. C'est le sang de toute la vieille Gallia Comata, le sang des Cattes, des Lingons, des Tricasses, des Cataloniens par qui fut vaincu le Vandale, des Nerviens par qui fut battu Syagrius, qui coule aujourd'hui dans les veines héroïques du paysan champenois. C'était un Champenois que ce soldat Bertèche qui à Jemmapes tua de sa main sept dragons autrichiens. En 451, les plaines de la Champagne ont dévoré les Huns; si Dieu avait voulu, en 1814, elles auraient dévoré les Russes.

      Ne parlons donc jamais qu'avec respect de cette admirable province qui, lors de l'invasion, a sacrifié la moitié de ses enfants à la France. La population du seul département de la Marne, en 1813, était de trois cent onze mille habitants; en 1830, elle n'était encore que de trois cent neuf mille. Quinze ans de paix n'avaient pas suffi à la réparer.

      Donc, pour en revenir à l'explication que j'avais besoin de vous donner, quand on l'applique à la Champagne, le mot bête change de sens. Il signifie alors seulement naïf, simple, rude, primitif, au besoin redoutable. La bête peut fort bien être aigle ou lion. C'est ce que la Champagne a été en 1814.

      LETTRE IV

      DE VILLERS-COTTERETS A LA FRONTIÈRE

      Le dernier calembour de Louis XVIII. – Dangers qu'on peut courir dans un tire-bottes. – La plaine de Soissons vue le soir. – Le voyageur regarde les étoiles. – Celui qui passe

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