Le péché de Monsieur Antoine, Tome 1. Жорж Санд

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Le péché de Monsieur Antoine, Tome 1 - Жорж Санд

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… Il faudra la refaire tout entière en ciment romain … Voilà un angle qui a fléchi … Écrivez, Émile … Émile, avez-vous écrit?..?»

      Pendant une heure, M. Cardonnet fit ainsi la devis de ses pertes et de ses prochaines dépenses; et quand son fils fut sommé d'en dresser le total, il haussa les épaules d'impatience en voyant que, soit distraction soit défaut d'habitude, le jeune homme ne s'en acquittait pas aussi rapidement qu'il l'eût souhaité.

      «As-tu fait? dit-il au bout de deux ou trois minutes d'attente contenue.

      – Oui, mon père … cela monte à quatre-vingt mille francs environ.

      – Environ? reprit M. Cardonnet en fronçant le sourcil. Qu'est-ce que ce mot-là?»

      Et fixant sur lui des yeux animés par une pénétration railleuse:

      «Allons, dit-il, je vois que tu es un peu engourdi pour avoir perché sur un arbre. Moi, j'ai fait mon calcul de tête, et je suis fâché d'avoir à te dire qu'il était prêt avant que tu eusses taillé ton crayon. Il y a là pour quatre-vingt-un mille cinq cents francs de déboursés à recommencer.

      – C'est beaucoup! dit Émile en s'efforçant de dissimuler son impatience sous un air sérieux.

      – C'est plus de violence que je n'en aurais supposé à ce petit cours d'eau, reprit M. Cardonnet avec autant de calme que s'il eût fait l'expertise d'un dommage étranger à sa fortune … mais ça ne sera pas long à réparer. Holà! du monde ici … Voilà un soliveau engagé entre deux grandes roues, et qu'un reste d'eau fait ballotter … Otez-moi cela bien vite, ou mes roues seront cassées.»

      On s'empressa d'obéir, mais la besogne était plus difficile qu'elle ne paraissait. Toute la force de la mécanique tendait à peser sur cet obstacle, qui la menaçait de ne pas rompre le premier. Plusieurs hommes s'écorchèrent les mains en pure perte.

      «Prenez donc garde de vous blesser!» s'écriait involontairement Émile, mettant lui-même la main à l'œuvre pour alléger leur peine.

      Mais M. Cardonnet criait de son côté:

      «Tirez! poussez! allons donc, vous avez des bras de filasse!»

      La sueur coulait de tous les fronts, et on n'avançait guère.

      «Otez-vous tous de là, cria tout à coup une voix qu'Émile reconnut aussitôt, et laissez-moi faire … je veux en venir à bout tout seul.»

      Et Jean, armé d'un levier, dégagea lestement une pierre à laquelle personne ne faisait attention. Puis, avec une dextérité merveilleuse, il donna un mouvement vigoureux au soliveau.

      «Doucement, mille diables! cria M. Cardonnet, vous allez tout briser.

      – Si je casse quelque chose je le payerai, répondit le paysan avec une brusquerie enjouée. Maintenant, ici deux bons enfants. Allons, ferme!.. Courage, mon petit Pierre, c'est bien!.. Encore un peu, mon vieux Guillaume!.. Oh! les bons compagnons!.. Bellement! bellement! que je retire mon pied, ou tu me l'écraseras, fils du diable! Ça y est … pousse … n'aie pas peur … je tiens!..»

      Et en moins de deux minutes, Jean, dont la présence et la voix semblaient électriser les autres ouvriers, dégagea la machine du corps étranger qui la compromettait.

      «Suivez-moi, Jean, dit alors M. Cardonnet.

      – Pourquoi faire, Monsieur? répliqua le paysan. J'ai assez travaillé comme cela pour aujourd'hui.

      – C'est pourquoi je veux que vous veniez boire un verre de mon meilleur vin. Venez, vous dis-je, j'ai à vous parler … Mon fils, allez dire à votre mère qu'elle fasse servir du malaga sur ma table.

      – Votre fils? dit Jean en regardant Émile avec un peu d'émotion. Si c'est là votre fils, je vous suis, car il m'a l'air d'un bon garçon.

      – Oui, mon fils est un bon garçon, Jean, dit M. Cardonnet au paysan, lorsqu'il le vit accepter un verre plein de la main d'Émile. Et vous aussi, vous êtes un bon garçon, et il est temps que vous le prouviez un peu mieux que vous ne faites depuis deux mois.

      – Monsieur, faites excuse, répondit Jean en regardant autour de lui d'un air de méfiance; mais je suis trop vieux pour aller à l'école, et je ne suis pas venu ici tout en sueur pour entendre de la morale froide comme du verglas. A votre santé, monsieur Cardonnet; en vous remerciant, vous, jeune homme, à qui j'ai fait de la peine hier soir. Vous ne m'en voulez pas?

      – Attendez un instant, dit M. Cardonnet: avant de retourner à vos trous de renard, emportez ce pour-boire.

      Et il lui tendit une pièce d'or.

      «Gardez ça, gardez ça, dit Jean avec humeur, en repoussant la gratification par un mouvement du coude. Je ne suis pas intéressé, vous devez le savoir, et ce n'est pas pour vous faire plaisir que je viens de travailler avec vos charpentiers. C'était tout bonnement pour les empêcher de s'échiner en pure perte. Et puis, on connaît le métier, et ça impatiente de voir les gens s'y prendre tout de travers. J'ai le sang un peu vif, et, malgré moi, je me suis mêlé de ce qui ne me regardait pas.

      – De même que vous vous êtes trouvé où vous ne deviez pas être, répondit M. Cardonnet d'un ton sévère, et avec l'intention évidente d'intimider le hardi paysan. Jean, voici une dernière occasion de nous entendre et de nous connaître; profitez-en, ou vous vous en repentirez. Quand je suis arrivé ici, l'année dernière, j'ai remarqué votre activité, votre intelligence, l'affection que vous portaient tous les ouvriers et tous les habitants de ce village. J'ai eu sur votre probité les meilleurs renseignements, et j'ai résolu de vous mettre à la tête de mes travaux de charpente; j'ai offert de doubler pour vous seul le salaire, soit à la journée, soit à la tâche. Vous m'avez répondu par des billevesées, et comme si vous ne me preniez pas pour un homme sérieux.

      – Ce n'est pas ça, Monsieur, faites excuse; je vous ai dit que je n'avais pas besoin de vos travaux, et que j'en avais dans le bourg plus que je n'en pouvais faire.

      – Défaite et mensonge! Vous étiez très mal dans vos affaires, et vous y voilà pire que jamais. Poursuivi pour dettes, vous avez été forcé de quitter votre maison, d'abandonner votre atelier, et de vous cacher dans les montagnes comme un gibier traqué par les chasseurs.

      – Quand on se mêle de raisonner, reprit Jean avec hauteur, il faut dire la vérité. Je ne suis pas poursuivi pour dettes, comme vous l'entendez, Monsieur. J'ai toujours été un honnête homme et rangé, et si je dois un sou dans le village ou dans les environs, que quelqu'un vienne le dire et lever la main contre moi. Cherchez, vous ne trouverez personne!

      – Il y a pourtant trois mandats d'amener contre vous, et, depuis deux mois, les gendarmes sont à votre poursuite sans pouvoir vous appréhender.

      – Et ils y seront tant que je voudrai. Le grand mal, pas vrai, que ces braves gendarmes promènent leurs chevaux sur une rive de la Creuse, tandis que je promène mes jambes sur l'autre! Voilà des gens qui sont bien malades, eux qui sont payés pour prendre l'air et rendre compte de ce qu'ils ne font pas! Ne les plaignez pas tant, monsieur Cardonnet, c'est le gouvernement qui les paye, et le gouvernement est assez riche pour que je lui fasse banqueroute de mille francs … car c'est la vérité que je suis condamné à payer mille francs ou à aller en prison! Ça vous étonne, vous, jeune homme, qu'un pauvre diable qui a toujours obligé son prochain, au lieu de lui nuire, soit poursuivi comme un forçat évadé? Vous n'avez pas encore un mauvais cœur, quoique riche, parce que vous êtes jeune. Eh bien, sachez

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