Le péché de Monsieur Antoine, Tome 1. Жорж Санд
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Le jeune homme croyait que, grâce à cette question, il allait pouvoir placer une parole, un compliment pour remercier et pour entrer en matière, car il désirait beaucoup avoir de plus amples détails sur mademoiselle Gilberte; mais la bonne femme n'attendit pas sa réponse, et reprit avec volubilité:
«J'ai soixante-quatre ans, Monsieur, du moins je les aurai à la Saint-Jean, et je fais plus d'ouvrage à moi seule que trois jeunesses n'en sauraient faire. J'ai le sang vif, moi, Monsieur! Je ne suis pas du Berry; je suis née en Marche, à plus d'une demi-lieue d'ici; aussi ça se voit et ça se connaît. Ah! vous regardez l'ouvrage de notre fille? Savez-vous que c'est filé aussi égal et aussi menu que la meilleure fileuse de campagne? Elle a voulu que je lui apprenne à filer la laine: «Tiens, mère, qu'elle m'a dit (car elle m'appelle toujours comme ça; la pauvre enfant n'a jamais connu la sienne, et m'a toujours aimée comme si c'était moi, quoique nous nous ressemblions à peu près comme une rose ressemble à une ortie), tiens, mère, qu'elle a dit, ces broderies, ces dessins, toutes ces niaiseries qu'on m'a enseignées au couvent, ne serviraient à rien ici. Apprends-moi à filer, à tricoter et à coudre, afin que je t'aide à faire les vêtements de mon père…»
Au moment où le monologue infatigable de la bonne femme commençait à devenir intéressant pour son auditeur fatigué, elle sortit comme elle avait déjà fait plusieurs fois, car elle ne restait pas un moment en place, et tout en pérorant, elle avait couvert la table d'une grosse nappe blanche, et avait servi les assiettes, les verres et les couteaux; elle avait rebalayé l'âtre, ressuyé les chaises et rallumé le feu dix fois, reprenant toujours son soliloque à l'endroit où elle l'avait laissé. Mais cette fois, sa voix, qui commençait à grasseyer dans le couloir voisin, fut couverte par d'autres voix plus accentuées, et le comte de Châteaubrun, accompagné du paysan qui avait introduit notre voyageur, se présenta enfin à ses regards, chacun portant deux grands brocs de grès, qu'ils placèrent sur la table. Ce fut alors seulement, que le jeune homme put voir distinctement les traits de ces deux personnages.
M. de Châteaubrun était un homme de cinquante ans, de moyenne taille, d'une belle et noble figure, large d'épaules, avec un cou de taureau, des membres d'athlète, un teint basané au moins autant que celui de son acolyte, et de larges mains, durcies, hâlées, gercées à la chasse, au soleil, au grand air; mains de braconnier s'il en fut, car le bon seigneur avait trop peu de terres pour ne pas chasser sur celles des autres.
Il avait la face épanouie, ouverte et souriante; la jambe ferme et la voix de stentor. Son solide costume de chasseur, propre, quoique rapiécé au coude, sa grosse chemise de toile de chanvre, ses guêtres de cuir, sa barbe grisonnante qui attendait patiemment le dimanche, tout en lui dénotait l'habitude d'une vie rude et sauvage, tandis que son agréable physionomie, ses manières rondes et affectueuses, et une aisance qui n'était pas sans mélange de dignité, rappelaient le gentilhomme courtois et l'homme habitué à protéger et à assister plutôt qu'à l'être.
Son compagnon le paysan n'était pas à beaucoup près aussi propre. L'orage et les mauvais chemins avaient fort endommagé sa blouse et sa chaussure. Si la barbe du seigneur avait bien sept ou huit jours de date, celle du villageois en avait bien quatorze ou quinze. Celui-ci était maigre, osseux, agile, plus grand de quelques pouces, et quoique sa figure exprimât aussi la bonté et la cordialité, elle avait, si l'on peut parler ainsi, des éclairs de malice, de tristesse ou de sauvagerie hautaine. Il était évident qu'il avait plus d'intelligence ou qu'il était plus malheureux que le seigneur de Châteaubrun.
«Allons, Monsieur, dit le gentilhomme, êtes-vous un peu séché? Vous êtes le bienvenu ici, et mon souper est à votre disposition.
– Je suis reconnaissant de votre généreux accueil, répondit le voyageur, mais je craindrais de manquer à la bienséance si je ne vous faisais savoir d'abord qui je suis.
– C'est bien, c'est bien, reprit le comte, que nous appellerons désormais tout simplement M. Antoine, comme on l'appelait généralement dans la contrée; vous me direz cela plus tard, si vous le désirez: quant à moi, je n'ai pas de questions à vous faire, et je prétends remplir les devoirs de l'hospitalité sans vous faire décliner vos noms et qualités. Vous êtes en voyage, étranger dans le pays, surpris par une nuit d'enfer à la porte de ma demeure: voilà vos titres et vos droits. Par dessus le marché, vous avez une agréable figure et un air qui me plaît; je crois donc que je serai récompensé de ma confiance par le plaisir d'avoir obligé un brave garçon. Allons, asseyez-vous, mangez et buvez.
– C'est trop de bontés, et je suis touché de votre manière franche et affable d'accueillir les voyageurs. Mais je n'ai besoin de rien, Monsieur, et c'est bien assez que vous me permettiez d'attendre ici la fin de l'orage. J'ai soupé à Éguzon il n'y a guère plus d'une heure. Ne faites donc rien servir pour moi, je vous en conjure.
– Vous avez soupé déjà? mais ce n'est pas là une raison! Êtes-vous donc de ces estomacs qui ne peuvent digérer qu'un repas à la fois? A votre âge, j'aurais soupé à toutes les heures de la nuit si j'en avais trouvé l'occasion. Une course à cheval et l'air de la montagne, c'est bien assez pour renouveler l'appétit. Il est vrai qu'à cinquante ans on a l'estomac moins complaisant; aussi, moi, pourvu que j'aie un demi-verre de bon vin avec une croûte de pain