Rome. Emile Zola
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Au fond de son vieux logis familial de Milan, Orlando vivait retiré, frémissant sous le joug, perdant les jours en conspirations vaines; et il venait de se marier, il avait vingt-cinq ans, lorsque la nouvelle arriva de la fuite de Pie IX et de la révolution à Rome. Brusquement, il lâcha tout, logis, femme, pour courir à Rome, comme appelé par la voix de sa destinée. C'était la première fois qu'il s'en allait ainsi battre les chemins, à la conquête de l'indépendance; et que de fois il devait se remettre en campagne, sans se lasser jamais! Il connut alors Mazzini, il se passionna un instant pour cette figure mystique de républicain unitaire. Rêvant lui-même de république universelle, il adopta la devise mazinienne «Dio e popolo», il suivit la procession qui parcourut en grande pompe la Rome de l'émeute. On était à une époque de vastes espoirs, travaillée déjà par le besoin d'une rénovation du catholicisme, dans l'attente d'un Christ humanitaire, chargé de sauver le monde une seconde fois. Mais bientôt un homme, un capitaine des anciens âges, Garibaldi, à l'aurore de sa gloire épique, le prit tout entier, ne fit plus de lui qu'un soldat de la liberté et de l'unité. Orlando l'aima comme un dieu, se battit en héros à son côté, fut de la victoire de Rieti sur les Napolitains, le suivit dans sa retraite d'obstiné patriote, lorsqu'il se porta au secours de Venise, forcé d'abandonner Rome à l'armée française du général Oudinot, qui venait y rétablir Pie IX. Et quelle aventure extraordinaire et follement brave! cette Venise que Manin, un autre grand patriote, un martyr, avait refaite républicaine, et qui depuis de longs mois résistait aux Autrichiens! et ce Garibaldi, avec une poignée d'hommes, qui part pour la délivrer, frète treize barques de pêche, en laisse huit entre les mains de l'ennemi, est obligé de revenir aux rivages romains, y perd misérablement sa femme Anita, dont il ferme les yeux, avant de retourner en Amérique, où il avait habité déjà en attendant l'heure de l'insurrection! Ah! cette terre d'Italie, toute grondante alors du feu intérieur de son patriotisme, d'où poussaient en chaque ville des hommes de foi et de courage, d'où les émeutes éclataient de partout comme des éruptions, et qui, au milieu des échecs, allait quand même au triomphe, invinciblement!
Orlando revint à Milan, près de sa jeune femme, et il y vécut deux ans, caché, rongé par l'impatience du glorieux lendemain, si long à naître. Un bonheur l'attendrit, dans sa fièvre: il eut un fils, Luigi; mais l'enfant coûta la vie à sa mère, ce fut un deuil. Et, ne pouvant rester davantage à Milan, où la police le surveillait, le traquait, finissant par trop souffrir de l'occupation étrangère, Orlando se décida à réaliser les débris de sa fortune, puis se retira à Turin, près d'une tante de sa femme, qui prit soin de l'enfant. Le comte de Cavour, en grand politique, travaillait dès lors à l'indépendance, préparait le Piémont au rôle décisif qu'il devait jouer. C'était l'époque où le roi Victor-Emmanuel accueillait avec une bonhomie flatteuse les réfugiés qui lui arrivaient de toute l'Italie, même ceux qu'il savait républicains, compromis et en fuite, à la suite d'insurrections populaires. Dans cette rude et rusée maison de Savoie, le rêve de réaliser l'unité italienne, au profit de la monarchie piémontaise, venait de loin, mûrissait depuis des années. Et Orlando n'ignorait point sous quel maître il s'enrôlait; mais déjà, en lui, le républicain passait après le patriote, il ne croyait plus à une Italie faite au nom de la république, mise sous la protection d'un pape libéral, comme Mazzini l'avait imaginé un moment. N'était-ce pas là une chimère, qui dévorerait des générations, si l'on s'entêtait à la poursuivre? Lui, refusait de mourir sans avoir couché à Rome, en conquérant. Quitte à y laisser la liberté, il voulait la patrie reconstruite et debout, vivante enfin sous le soleil. Aussi avec quelle fièvre heureuse s'engagea-t-il, lors de la guerre de 1859, et comme son cœur battait à lui briser la poitrine, après Magenta, quand il entra dans Milan avec l'armée française, dans ce Milan que huit années plus tôt il avait quitté en proscrit, l'âme désespérée! A la suite de Solferino, le traité de Villafranca fut une déception amère: la Vénétie échappait, Venise restait captive. Mais c'était pourtant le Milanais reconquis, et c'étaient aussi la Toscane, les duchés de Parme et de Modène, qui votaient leur annexion. Enfin, le noyau de l'astre se formait, la patrie se reconstituait, autour du Piémont victorieux.
Puis, l'année suivante, Orlando rentra dans l'épopée. Garibaldi était revenu de ses deux séjours en Amérique, entouré de toute une légende, des exploits de paladin dans les pampas de l'Uruguay, une traversée extraordinaire de Canton à Lima; et il avait reparu pour se battre en 1859, devançant l'armée française, culbutant un maréchal autrichien, entrant dans des villes, Côme, Bergame, Brescia. Tout d'un coup, on apprit qu'il était débarqué avec mille hommes seulement, à Marsala, les mille de Marsala, la poignée illustre de braves. Au premier rang, Orlando se battit. Palerme résista trois jours, fut emportée. Devenu le lieutenant favori du dictateur, il l'aida à organiser le gouvernement, passa ensuite avec lui le détroit, fut à sa droite de l'entrée triomphale dans Naples, d'où le roi s'était enfui. C'était une folie d'audace et de vaillance, l'explosion de l'inévitable, toutes sortes d'histoires surhumaines qui circulaient, Garibaldi invulnérable, mieux protégé par sa chemise rouge que par la plus épaisse des armures, Garibaldi mettant en déroute les armées adverses, comme un archange, rien qu'en brandissant sa flamboyante épée. Les Piémontais, de leur côté, qui venaient de battre le général Lamoricière à Castelfidardo, avaient envahi les États romains. Et Orlando était là, lorsque le dictateur, se démettant du pouvoir, signa le décret d'annexion des Deux-Siciles à la Couronne d'Italie; de même qu'il fit également partie, au cri violent de «Rome ou la mort!», de la tentative désespérée qui finit tragiquement à Aspromonte: la petite armée dispersée par les troupes italiennes, Garibaldi blessé, fait prisonnier, renvoyé dans la solitude de son île de Caprera, où il ne fut plus qu'un laboureur.
Les six années d'attente qui suivirent, Orlando les vécut à Turin, même lorsque Florence fut choisie comme nouvelle capitale. Le sénat avait acclamé Victor-Emmanuel roi d'Italie; et, en effet, l'Italie était faite, il n'y manquait que Rome et Venise. Désormais les grands combats semblaient finis, l'ère de l'épopée se trouvait close. Venise allait être donnée par la défaite. Orlando était à la bataille malheureuse de Custozza, où il reçut deux blessures, le cœur plus mortellement frappé par la douleur qu'il éprouva à croire un instant l'Autriche triomphante. Mais, au même moment, celle-ci, battue à Sadowa, perdait la Vénétie, et cinq mois plus tard il voulut être à Venise, dans la joie du triomphe, lorsque Victor-Emmanuel y fit son entrée, aux acclamations frénétiques du peuple. Rome seule restait à prendre, une fièvre d'impatience poussait vers elle l'Italie entière, qu'arrêtait le serment fait par la France amie de maintenir le pape. Une troisième fois, Garibaldi rêva de renouveler les prouesses légendaires, se jeta sur Rome, indépendant de tous liens, en capitaine d'aventures que le patriotisme illumine. Et, une troisième fois, Orlando fut de cette folie d'héroïsme, qui devait se briser à Mentana, contre les zouaves pontificaux, aidés d'un petit corps français. Blessé de nouveau, il rentra à Turin presque mourant. L'âme frémissante, il fallait se résigner, la situation restait insoluble. Tout d'un coup, éclata le coup de tonnerre de Sedan, l'écrasement de la France; et le chemin de Rome devenait libre, et Orlando, rentré dans l'armée régulière, faisait partie des troupes qui prirent position, dans la Campagne romaine, pour assurer la sécurité du Saint-Siège, selon les termes de la lettre que Victor-Emmanuel écrivit à Pie IX. Il n'y eut, d'ailleurs, qu'un simulacre de combat: les zouaves pontificaux du général Kanzler durent se replier, Orlando fut un des premiers qui pénétra dans la ville par la brèche de la porte Pia. Ah! ce vingt septembre, ce jour où il éprouva le plus grand bonheur de sa vie, un jour de délire, un jour de complet triomphe, où se réalisait le rêve de tant d'années de luttes terribles, pour lequel il avait donné son repos, sa fortune, son intelligence et sa chair!
Ensuite, ce furent encore plus de dix années heureuses, dans Rome conquise, dans Rome adorée, ménagée et flattée, comme une femme en laquelle on a mis tout son espoir.