Rome. Emile Zola

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Rome - Emile Zola

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en deux sa grande taille osseuse. Et Pierre, qui s'était intéressé vivement à la scène, retrouvait en lui le petit clergé de Rome et des environs, dont on lui avait parlé avant son voyage. Ce n'était pas le «scagnozzo», le prêtre misérable, affamé, venu de la province à la suite de quelque fâcheuse aventure, tombé sur le pavé de Rome en quête du pain quotidien, une tourbe de mendiants en soutane, cherchant fortune dans les miettes de l'Église, se disputant voracement les messes de hasard, se coudoyant avec le bas peuple au fond des cabarets les plus mal famés. Ce n'était pas non plus le curé des campagnes lointaines, d'une ignorance totale, d'une superstition grossière, paysan avec les paysans, traité d'égal à égal par ses ouailles, qui, très pieuses, ne le confondaient jamais avec le Bon Dieu, à genoux devant le saint de leur paroisse, mais pas devant l'homme qui vivait de lui. A Frascati, le desservant d'une petite église pouvait toucher neuf cents francs; et il ne dépensait que le pain et la viande, s'il récoltait le vin, les fruits, les légumes de son jardin. Celui-ci n'était pas sans instruction, savait un peu de théologie, un peu d'histoire, surtout cette histoire de la grandeur passée de Rome, qui avait enflammé son patriotisme du rêve fou de la prochaine domination universelle, réservée à la Rome renaissante, capitale de l'Italie. Mais quelle infranchissable distance encore, entre ce petit clergé romain, souvent très digne et intelligent, et le haut clergé, les hauts dignitaires du Vatican! Tout ce qui n'était pas au moins prélat n'existait point.

      – Mille grâces à Votre Éminence révérendissime, et que tout lui réussisse dans ses désirs!

      Lorsque Santobono eut enfin disparu, le cardinal revint à Pierre, qui s'inclinait, lui aussi, pour prendre congé.

      – En somme, monsieur l'abbé, l'affaire de votre livre me paraît mauvaise. Je vous répète que je ne sais rien de précis, que je n'ai pas vu le dossier. Mais, n'ignorant pas que ma nièce s'intéressait à vous, j'en ai dit un mot au cardinal Sanguinetti, le préfet de l'Index, qui était justement ici tout à l'heure. Et lui-même n'est guère plus au courant que moi, car rien n'est encore sorti des mains du secrétaire. Seulement, il m'a affirmé que la dénonciation venait de personnes considérables, d'une grande influence, et qu'elle portait sur des pages nombreuses, où l'on aurait relevé les passages les plus fâcheux, tant au point de vue de la discipline qu'au point de vue du dogme.

      Très ému à cette pensée d'ennemis cachés, le poursuivant dans l'ombre, le jeune prêtre s'écria:

      – Oh! dénoncé, dénoncé! si Votre Éminence savait combien ce mot me gonfle le cœur! Et dénoncé pour des crimes à coup sûr involontaires, puisque j'ai voulu uniquement, ardemment le triomphe de l'Église… C'est donc aux genoux du Saint-Père que je vais aller me jeter et me défendre.

      Boccanera, brusquement, se redressa. Un pli dur avait coupé son grand front.

      – Sa Sainteté peut tout, même vous recevoir, si tel est son bon plaisir, et vous absoudre… Mais, écoutez-moi, je vous conseille encore de retirer votre livre de vous-même, de le détruire simplement et courageusement, avant de vous lancer dans une lutte où vous aurez la honte d'être brisé… Enfin, réfléchissez.

      Immédiatement, Pierre s'était repenti d'avoir parlé de sa visite au pape, car il sentait une blessure pour le cardinal, dans cet appel à l'autorité souveraine. D'ailleurs, aucun doute n'était possible, celui-ci serait contre son œuvre, il n'espérait plus que faire peser sur lui par son entourage, en le suppliant de rester neutre. Il l'avait trouvé très net, très franc, au-dessus des obscures intrigues qu'il commençait à deviner autour de son livre; et ce fut avec respect qu'il le salua.

      – Je remercie infiniment Votre Éminence et je lui promets de penser à tout ce qu'elle vient d'avoir l'extrême bonté de me dire.

      Pierre, dans l'antichambre, vit cinq ou six personnes qui s'étaient présentées pendant son entretien, et qui attendaient. Il y avait là un évêque, un prélat, deux vieilles dames; et, comme il s'approchait de don Vigilio, avant de se retirer, il eut la vive surprise de le trouver en conversation avec un grand jeune homme blond, un Français, qui s'écria, saisi lui aussi d'étonnement:

      – Comment! vous ici, monsieur l'abbé! vous êtes à Rome!

      Le prêtre avait eu une seconde d'hésitation.

      – Ah! monsieur Narcisse Habert, je vous demande pardon, je ne vous reconnaissais pas! Et je suis vraiment impardonnable, car je savais que vous étiez, depuis l'année dernière, attaché à l'ambassade.

      Mince, élancé, très élégant, Narcisse, avec son teint pur, ses yeux d'un bleu pâle, presque mauve, sa barbe blonde, finement frisée, portait ses cheveux blonds bouclés, coupés sur le front à la florentine. D'une famille de magistrats, très riches et d'un catholicisme militant, il avait un oncle dans la diplomatie, ce qui avait décidé de sa destinée. Sa place, d'ailleurs, se trouvait toute marquée à Rome, où il comptait de puissantes parentés: neveu par alliance du cardinal Sarno, dont une sœur avait épousé à Paris un notaire, son oncle; cousin germain de monsignor Gamba del Zoppo, camérier secret participant, fils d'une de ses tantes, mariée en Italie à un colonel. Et c'était ainsi qu'on l'avait attaché à l'ambassade près du Saint-Siège, où l'on tolérait ses allures un peu fantasques, sa continuelle passion d'art, qui le promenait en flâneries sans fin au travers de Rome. Il était du reste fort aimable, d'une distinction parfaite; avec cela, très pratique au fond, connaissant à merveille les questions d'argent; et il lui arrivait même parfois, comme ce matin-là, de venir, de son air las et un peu mystérieux, causer chez un cardinal d'une affaire sérieuse, au nom de son ambassadeur.

      Tout de suite, il emmena Pierre dans la vaste embrasure d'une des fenêtres, pour l'y entretenir à l'aise.

      – Ah! mon cher abbé, que je suis donc content de vous voir! Vous vous souvenez de nos bonnes causeries, quand nous nous sommes connus chez le cardinal Bergerot? Je vous ai indiqué, pour votre livre, des tableaux à voir, des miniatures du quatorzième siècle et du quinzième. Et vous savez que, dès aujourd'hui, je m'empare de vous, je vous fais visiter Rome comme personne ne pourrait le faire. J'ai tout vu, tout fouillé. Oh! des trésors, des trésors! Mais au fond il n'y a qu'une œuvre, on en revient toujours à sa passion. Le Botticelli de la Chapelle Sixtine, ah! le Botticelli!

      Sa voix se mourait, il eut un geste brisé d'admiration. Et Pierre dut promettre de s'abandonner à lui, d'aller avec lui à la Chapelle Sixtine.

      – Vous ignorez sans doute pourquoi je suis ici? dit enfin ce dernier. On poursuit mon livre, on l'a dénoncé à la congrégation de l'Index.

      – Votre livre! pas possible! s'écria Narcisse. Un livre dont certaines pages rappellent le délicieux saint François d'Assise!

      Obligeamment, alors, il se mit à sa disposition.

      – Mais, dites donc! notre ambassadeur va vous être très utile. C'est l'homme le meilleur de la terre, et d'une affabilité charmante, et plein de la vieille bravoure française… Cet après-midi, ou demain matin au plus tard, je vous présenterai à lui; et, puisque vous désirez avoir immédiatement une audience du pape, il tâchera de vous l'obtenir… Cependant, je dois ajouter que ce n'est pas toujours commode. Le Saint-Père a beau l'aimer beaucoup, il échoue parfois, tellement les approches sont compliquées.

      Pierre, en effet, n'avait pas songé à employer l'ambassadeur, dans son idée naïve qu'un prêtre accusé, qui venait se défendre, voyait toutes les portes s'ouvrir d'elles-mêmes. Il fut ravi de l'offre de Narcisse, il le remercia vivement, comme si déjà l'audience était obtenue.

      – Puis, continua le jeune homme, si nous rencontrons quelques difficultés, vous n'ignorez pas que j'ai des parents au Vatican. Je ne parle pas de mon oncle le cardinal, qui ne nous serait d'utilité aucune, car

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