Rome. Emile Zola
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– Ah! oui, le vent descend, il a fait plus chaud qu'hier.
– C'est à coup sûr du siroco pour demain.
Le silence retomba, solennel, dans la grande pièce obscure. Don Vigilio écrivait toujours, sans qu'on entendît le petit bruit de sa plume sur le dur papier jaunâtre. Il y eut un léger tintement de sonnette fêlée. Et l'abbé Paparelli accourut de la deuxième antichambre, disparut un instant dans la salle du trône, puis revint appeler d'un signe Pierre, qu'il annonça d'une voix légère.
– Monsieur l'abbé Pierre Froment.
La salle, très grande, était une ruine, elle aussi. Sous l'admirable plafond de bois sculpté et doré, les tentures rouges des murs, une brocatelle à grandes palmes, s'en allaient en lambeaux. On avait fait quelques reprises, mais l'usure moirait de tons pâles la pourpre sombre de la soie, autrefois d'un faste éclatant. La curiosité de la pièce était l'ancien trône, le fauteuil de velours rouge où prenait place jadis le Saint-Père, quand il rendait visite au cardinal. Un dais, également de velours rouge, le surmontait, sous lequel se trouvait accroché le portrait du pape régnant. Et, selon la règle, le fauteuil était retourné contre le mur, pour indiquer que personne ne devait s'y asseoir. D'ailleurs, il n'y avait pour tout mobilier, dans la vaste salle, que des canapés, des fauteuils, des chaises, et une merveilleuse table Louis XIV, de bois doré, à dessus de mosaïque, représentant l'enlèvement d'Europe.
Mais Pierre ne vit d'abord que le cardinal Boccanera, debout près d'une autre table, qui lui servait de bureau. Dans sa simple soutane noire, liserée et boutonnée de rouge, celui-ci lui apparaissait plus grand et plus fier encore que sur son portrait, dans son costume de cérémonie. C'étaient bien les cheveux blancs en boucles, la face longue, coupée de larges plis, au nez fort et aux lèvres minces; et c'étaient les yeux ardents éclairant la face pâle, sous les épais sourcils restés noirs. Seulement, le portrait ne donnait pas la souveraine et tranquille foi qui se dégageait de cette haute figure, une certitude totale de savoir où était la vérité, et une absolue volonté de s'y tenir à jamais.
Boccanera n'avait pas bougé, regardant fixement, de son regard noir, s'avancer le visiteur; et le prêtre, qui connaissait le cérémonial, s'agenouilla, baisa la grosse émeraude qu'il portait au doigt. Mais, tout de suite, le cardinal le releva.
– Mon cher fils, soyez le bienvenu chez nous… Ma nièce m'a parlé de votre personne avec tant de sympathie, que je suis heureux de vous recevoir.
Il s'était assis près de la table, sans lui dire encore de prendre lui-même une chaise, et il continuait à l'examiner, en parlant d'une voix lente, fort polie.
– C'est hier matin que vous êtes arrivé, et bien fatigué, n'est-ce pas?
– Votre Éminence est trop bonne… Oui, brisé, autant d'émotion que de fatigue. Ce voyage est pour moi si grave!
Le cardinal sembla ne pas vouloir entamer dès les premiers mots la question sérieuse.
– Sans doute, il y a tout de même loin de Paris à Rome. Aujourd'hui, ça se fait assez rapidement. Mais, jadis, quel voyage interminable!
Sa parole se ralentit.
– Je suis allé à Paris une seule fois, oh! il y a longtemps, cinquante ans bientôt, et pour y passer une semaine à peine… Une grande et belle ville, oui, oui! beaucoup de monde dans les rues, des gens très bien élevés, un peuple qui a fait des choses admirables. On ne peut l'oublier, même dans les tristes heures actuelles, la France a été la fille aînée de l'Église… Depuis cet unique voyage, je n'ai pas quitté Rome.
Et, d'un geste de tranquille dédain, il acheva sa pensée. A quoi bon des courses au pays du doute et de la rébellion? Est-ce que Rome ne suffisait pas, Rome qui gouvernait le monde, la ville éternelle qui, aux temps prédits, devait redevenir la capitale du monde?
Pierre, muet, évoquant en lui le prince violent et batailleur d'autrefois, réduit à porter cette simple soutane, le trouva beau, dans son orgueilleuse conviction que Rome se suffisait à elle-même. Mais cette obstination d'ignorance, cette volonté de ne tenir compte des autres nations que pour les traiter en vassales, l'inquiétèrent, lorsque, par un retour sur lui-même, il songea au motif qui l'amenait. Et, comme le silence s'était fait, il crut devoir rentrer en matière par un hommage.
– Avant toute autre démarche, j'ai voulu mettre mon respect aux pieds de Votre Éminence, car c'est en elle seule que j'espère, c'est elle que je supplie de vouloir bien me conseiller et me diriger.
De la main, alors, Boccanera l'invita à s'asseoir sur une chaise, en face de lui.
– Certainement, mon cher fils, je ne vous refuse pas mes conseils. Je les dois à tout chrétien désireux de bien faire. Vous auriez tort, seulement, de compter sur mon influence: elle est nulle. Je vis complètement à l'écart, je ne puis et ne veux rien demander… Voyons, cela ne va pas nous empêcher de causer un peu.
Il continua, aborda très franchement la question, sans ruse aucune, en esprit absolu et vaillant qui ne redoute pas les responsabilités.
– N'est-ce pas? vous avez écrit un livre, la Rome nouvelle, je crois, et vous venez pour défendre ce livre, qui est déféré à la congrégation de l'Index… Moi, je ne l'ai pas encore lu. Vous comprenez que je ne puis tout lire. Je lis seulement les œuvres que m'envoie la congrégation, dont je fais partie depuis l'an dernier; et même je me contente souvent du rapport que rédige pour moi mon secrétaire… Mais ma nièce Benedetta a lu votre livre, et elle m'a dit qu'il ne manquait pas d'intérêt, qu'il l'avait d'abord un peu étonnée et beaucoup émue ensuite… Je vous promets donc de le parcourir, d'en étudier les passages incriminés avec le plus grand soin.
Pierre saisit l'occasion, pour commencer à plaider sa cause. Et il pensa que le mieux était d'indiquer tout de suite ses références, à Paris.
– Votre Éminence comprend ma stupeur, quand j'ai su qu'on poursuivait mon livre… Monsieur le vicomte Philibert de la Choue, qui veut bien me témoigner quelque amitié, ne cesse de répéter qu'un livre pareil vaut au Saint-Siège la meilleure des armées.
– Oh! de la Choue, de la Choue, répéta le cardinal avec une moue de bienveillant dédain, je n'ignore pas que de la Choue croit être un bon catholique… Il est un peu notre parent, vous le savez. Et, quand il descend au palais, je le vois volontiers, à la condition de ne pas causer de certains sujets, sur lesquels nous ne pourrons jamais nous entendre… Mais enfin le catholicisme de ce distingué et bon de la Choue, avec ses corporations, ses cercles d'ouvriers, sa démocratie débarbouillée et son vague socialisme, ce n'est en somme que de la littérature.
Le mot frappa Pierre, car il en sentit toute l'ironie méprisante, dont lui-même se trouvait atteint. Aussi s'empressa-t-il de nommer son autre répondant, qu'il pensait d'une autorité indiscutable.
– Son Éminence le cardinal Bergerot a bien voulu donner à mon œuvre une entière approbation.
Du coup, le visage de Boccanera changea brusquement. Ce ne fut plus le blâme railleur, la pitié que soulève l'acte inconsidéré d'un enfant, destiné à un avortement certain. Une flamme de colère alluma les yeux sombres, une volonté de combat durcit la face entière.
– Sans doute, reprit-il