Rome. Emile Zola

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Rome - Emile Zola

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haut, au troisième étage, comme Pierre et don Vigilio, tenant chacun un bougeoir que le domestique leur avait remis, allaient se séparer devant leurs portes, le premier ne put s'empêcher de poser au second une question qui le tracassait.

      – C'est un personnage très influent que monsignor Nani?

      Don Vigilio s'effara de nouveau, fit un simple geste en ouvrant les deux bras, comme pour embrasser le monde. Puis, ses yeux flambèrent, une curiosité parut le saisir à son tour.

      – Vous le connaissiez déjà, n'est-ce-pas? demanda-t-il sans répondre.

      – Moi! pas du tout!

      – Vraiment!.. Il vous connaît très bien, lui! Je l'ai entendu parler de vous, lundi dernier, en des termes si précis, qu'il m'a semblé au courant des plus petits détails de votre vie et de votre caractère.

      – Jamais je n'avais même entendu prononcer son nom.

      – Alors, c'est qu'il se sera renseigné.

      Et don Vigilio salua, rentra dans sa chambre; tandis que Pierre, qui s'étonnait de trouver la porte de la sienne ouverte, en vit sortir Victorine, de son air tranquille et actif.

      – Ah! monsieur l'abbé, j'ai voulu m'assurer par moi-même que vous ne manquiez de rien. Vous avez de la bougie, vous avez de l'eau, du sucre, des allumettes… Et, le matin, que prenez-vous? Du café? Non! du lait pur, avec un petit pain. Bon! pour huit heures, n'est-ce pas?.. Et reposez-vous, dormez bien. Moi, les premières nuits, oh! j'ai eu une peur des revenants, dans ce vieux palais! Mais je n'en ai jamais vu la queue d'un. Quand on est mort, on est trop content de l'être, on se repose.

      Pierre, enfin, se trouva seul, heureux de se détendre, d'échapper au malaise de l'inconnu, de ce salon, de ces gens, qui se mêlaient, s'effaçaient en lui comme des ombres, sous la lumière dormante des lampes. Les revenants, ce sont les vieux morts d'autrefois dont les âmes en peine reviennent aimer et souffrir, dans la poitrine des vivants d'aujourd'hui. Et, malgré son long repos de la journée, jamais il ne s'était senti si las, si désireux de sommeil, l'esprit confus et brouillé, craignant bien de n'avoir rien compris. Lorsqu'il se mit à se déshabiller, l'étonnement d'être là, de se coucher là, le reprit avec une intensité telle, qu'il crut un moment être un autre. Que pensait tout ce monde de son livre? Pourquoi l'avait-on fait venir en ce froid logis qu'il devinait hostile? Était-ce donc pour l'aider ou pour le vaincre? Et il ne revoyait, dans la lueur jaune, dans le morne coucher d'astre du salon, que donna Serafina et l'avocat Morano, aux deux coins de la cheminée, tandis que, derrière la tête passionnée et calme de Benedetta, apparaissait la face souriante de monsignor Nani, aux yeux de ruse, aux lèvres d'indomptable énergie.

      Il se coucha, puis se releva, étouffant, ayant un tel besoin d'air frais et libre, qu'il alla ouvrir toute grande la fenêtre, pour s'y accouder. Mais la nuit était d'un noir d'encre, les ténèbres avaient submergé l'horizon. Au firmament, des brumes devaient cacher les étoiles, la voûte opaque pesait, d'une lourdeur de plomb; et, en face, les maisons du Transtévère dormaient depuis longtemps, pas une fenêtre ne luisait, un bec de gaz scintillait seul, au loin, comme une étincelle perdue. Vainement il chercha le Janicule. Tout sombrait au fond de cette mer du néant, les vingt-quatre siècles de Rome, le Palatin antique et le moderne Quirinal, le dôme géant de Saint-Pierre, effacé du ciel par le flot d'ombre. Et, au-dessous de lui, il ne voyait pas, n'entendait même pas le Tibre, le fleuve mort dans la ville morte.

      III

      A dix heures moins un quart, le lendemain matin, Pierre descendit au premier étage du palais, pour se présenter à l'audience du cardinal Boccanera. Il venait de se réveiller plein de courage, repris par l'enthousiasme naïf de sa foi; et rien n'était resté de son singulier accablement de la veille, des doutes et des soupçons qui l'avaient saisi, au premier contact de Rome, dans la fatigue de l'arrivée. Il faisait si beau, le ciel était si pur, que son cœur s'était remis à battre d'espérance.

      Sur le vaste palier, la porte de la première antichambre se trouvait large ouverte, à deux battants. Le cardinal, un des derniers cardinaux du patriciat romain, tout en fermant les salons de gala dont les fenêtres donnaient sur la rue et qui se pourrissaient de vétusté, avait gardé l'appartement de réception d'un de ses grands-oncles, cardinal comme lui, vers la fin du dix-huitième siècle. C'était une série de quatre immenses pièces, hautes de six mètres, qui prenaient jour sur la ruelle en pente, descendant au Tibre; et le soleil n'y pénétrait jamais, barré par les noires maisons d'en face. L'installation avait donc été conservée dans tout le faste et la pompe des princes d'autrefois, grands dignitaires de l'Église. Mais aucune réparation n'était faite, aucun soin n'était pris, les tentures pendaient en loques, la poussière mangeait les meubles, au milieu d'une complète insouciance, où l'on sentait comme une volonté hautaine d'arrêter le temps.

      Pierre éprouva un léger saisissement, en entrant dans la première pièce, l'antichambre des domestiques. Jadis, deux gendarmes pontificaux, en tenue, restaient là à demeure, parmi un flot de valets; et un seul domestique, aujourd'hui, augmentait encore par sa présence fantomatique la mélancolie de cette vaste salle, à demi obscure. Surtout ce qui frappait la vue, en face des fenêtres, c'était un autel drapé de rouge, surmonté d'un baldaquin tendu de rouge, sous lequel étaient brodées les armes des Boccanera, le dragon ailé, soufflant des flammes, avec la devise: Bocca nera, Alma rossa. Et le chapeau rouge du grand-oncle, l'ancien grand chapeau de cérémonie, se trouvait également là, ainsi que les deux coussins de soie rouge et les deux antiques parasols, pendus au mur, qu'on emportait dans le carrosse, à chaque sortie. Au milieu de l'absolu silence, on croyait entendre le petit bruit discret des mites qui rongeaient depuis un siècle tout ce passé mort, qu'un coup de plumeau aurait fait tomber en poudre.

      La seconde antichambre, celle où se tenait autrefois le secrétaire, une salle aussi vaste, était vide; et Pierre dut la traverser, il ne découvrit don Vigilio que dans la troisième, l'antichambre noble. Avec son personnel désormais réduit au strict nécessaire, le cardinal avait préféré avoir son secrétaire sous la main, à la porte même de l'ancienne salle du trône, dans laquelle il recevait. Et don Vigilio, si maigre, si jaune, si frissonnant de fièvre, était là comme perdu, à une toute petite et pauvre table noire, chargée de papiers. Plongé au fond d'un dossier, il leva la tête, reconnut le visiteur; et, d'une voix basse, à peine un murmure dans le silence:

      – Son Éminence est occupée… Veuillez attendre.

      Puis, il se replongea dans sa lecture, sans doute pour échapper à toute tentative de conversation.

      N'osant s'asseoir, Pierre examina la pièce. Elle était peut-être encore plus délabrée que les deux autres, avec sa tenture de damas vert, élimée par l'âge, pareille à la mousse qui se décolore sur les vieux arbres. Mais le plafond restait superbe, toute une décoration somptueuse, une haute frise dont les ornements peints et dorés encadraient un Triomphe d'Amphitrite, d'un des élèves de Raphaël. Et, selon l'antique usage, c'était dans cette pièce que la barrette était posée, sur une crédence, au pied d'un grand crucifix d'ébène et d'ivoire.

      Mais, comme il s'habituait au demi-jour, il fut tout d'un coup très intéressé par un portrait en pied du cardinal, peint récemment. Celui-ci y était représenté en grand costume de cérémonie, la soutane de moire rouge, le rochet de dentelle, la cappa jetée royalement sur les épaules. Et ce haut vieillard de soixante-dix ans avait gardé, dans ce vêtement d'Église, son allure fière de prince, entièrement rasé, les cheveux si blancs et si drus encore, qu'ils foisonnaient en boucles sur les épaules. C'était le masque dominateur des Boccanera, le nez fort, la bouche grande, aux lèvres minces, dans une face longue, coupée de larges plis; et surtout les yeux de sa race éclairaient la face pâle, des yeux très bruns, de vie ardente, sous des sourcils épais, restés noirs. La tête laurée, il aurait rappelé

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