Histoire de ma Vie, Livre 2 (Vol. 5 - 9). Жорж Санд
Чтение книги онлайн.
Читать онлайн книгу Histoire de ma Vie, Livre 2 (Vol. 5 - 9) - Жорж Санд страница 23
Je rentrai donc fort triste et agitée, et mon rêve de la campagne de Russie me revint. Ce rêve m'absorbait et me rendait sourde aux déclamations qui fatiguaient mon oreille. C'était un rêve de combat et de meurtre. Je retrouvais mes ailes, j'avais une épée flamboyante, comme celle que j'avais vue à l'Opéra dans je ne sais plus quelle pièce, où l'ange exterminateur apparaissait dans les nuages8, et je fondais sur les bataillons ennemis, je les mettais en déroute, je les précipitais dans le Rhin. Cette vision me soulageait un peu.
Pourtant, malgré la joie qu'on se promettait de la chute du tyran, on avait peur de ces bons messieurs les Cosaques, et beaucoup de gens riches se sauvaient. Mme de Béranger était la plus effrayée; ma grand'mère lui offrit de l'emmener à Nohant, elle accepta. Je la donnais de grand'cœur au diable, car cela empêchait ma bonne maman d'emmener ma mère. Elle n'eût pas voulu mettre en présence deux natures si incompatibles. J'étais outrée de cette préférence pour une étrangère. S'il y avait réellement du danger à rester à Paris, c'était ma mère, avant tout, qu'il fallait soustraire à ce danger, et je commençais à faire le projet d'entrer en révolte et de rester avec elle pour mourir avec elle s'il le fallait.
J'en parlai à ma mère, qui me calma. «Quand même ta bonne maman voudrait m'emmener, me dit-elle, moi je n'y consentirais pas. Je veux rester auprès de Caroline, et plus on parle de dangers à courir, plus c'est mon devoir et ma volonté; mais tranquillise-toi, nous n'y sommes pas. Jamais l'empereur, jamais nos troupes ne laisseront approcher les ennemis de Paris. Ce sont des espérances de vieille comtesse. L'empereur battra les Cosaques à la frontière, et nous n'en verrons jamais un seul. Quand ils seront exterminés, la vieille Béranger reviendra pleurer ses Cosaques à Paris, et j'irai te voir à Nohant.»
La confiance de ma mère dissipa mes angoisses. Nous partîmes le 12 ou le 13 janvier. L'empereur n'avait pas encore quitté Paris. Tant qu'on le voyait là, on se croyait sûr de n'y jamais voir d'autres monarques, à moins que ce ne fût en visite et pour lui baiser les pieds.
Nous étions dans une grande calèche de voyage dont ma grand'mère avait fait l'acquisition, et madame de Béranger, avec sa femme de chambre et sa petite chienne nous suivait dans une grande berline à quatre chevaux. Notre équipage déjà si lourd était leste en comparaison du sien. Le voyage fut assez difficile. Il faisait un temps affreux. La route était couverte de fourgons, de munitions de campagne de toute espèce. Des colonnes de conscrits, de volontaires se croisaient, se mêlaient bruyamment et se séparaient aux cris de Vive l'empereur! vive la France! Madame de Béranger avait peur de ces rencontres fréquentes, au milieu desquelles nos voitures ne pouvaient avancer. Les volontaires criaient souvent: Vive la nation! et elle se croyait en 93. Elle prétendait qu'ils avaient des figures patibulaires et qu'ils la regardaient avec insolence. Ma grand'mère se moquait un peu d'elle à la dérobée, mais elle était très dominée par elle et ne la contredisait jamais ouvertement.
Dans la Sologne, nous rencontrâmes des soldats qui paraissaient venir de loin, d'après leurs vêtemens en guenilles et leur air affamé. Etaient-ce des détachemens rappelés d'Allemagne ou repoussés de la frontière? Ils nous le dirent; je ne m'en souviens plus. Ils ne mendiaient point; mais lorsque nous allions au pas dans les sables détrempés de la Sologne, ils pressaient nos voitures d'un air suppliant. Qu'est-ce qu'ils veulent donc? dit ma grand'mère. Ces pauvres gens mouraient de faim et avaient trop de fierté pour le dire. Nous avions un pain dans la voiture, je le tendis à celui qui se trouvait le plus à ma portée. Il poussa un cri effrayant et se jeta dessus, non avec les mains, mais avec les dents, si violemment que je n'eus que le temps de retirer mes doigts, qu'il eût dévorés. Ses compagnons l'entourèrent, et mordirent à même ce pain qu'il rongeait comme eût pu le faire un animal. Ils ne se disputaient pas, ils ne songeaient point à partager, ils se faisaient place les uns aux autres pour mordre dans la proie commune, et ils pleuraient à grosses larmes. C'était un spectacle navrant, et je ne pus me retenir de pleurer aussi.
Comment, au cœur de la France, dans un pays pauvre, il est vrai, mais que la guerre n'avait pas dévasté et où la disette n'avait pas régné cette année-là, nos pauvres soldats expiraient-ils de faim sur une grande route? Voilà ce que j'ai vu et ne puis expliquer. Nous vidâmes le coffre aux provisions, nous leur donnâmes tout ce qu'il y avait dans les deux voitures. Je crois qu'ils nous dirent que les ordres avaient été mal donnés et qu'ils n'avaient pas eu de rations depuis plusieurs jours, mais le détail m'échappe.
Les chevaux manquèrent souvent aux relais de poste, et nous fûmes obligées de coucher dans de très mauvais gîtes. Dans un de ces gîtes, l'hôte vint causer avec nous après dîner. Il était outré contre Napoléon de ce qu'il avait laissé envahir la France. Il disait qu'il fallait faire la guerre de partisans, égorger tous les étrangers, mettre l'empereur à la porte, et proclamer la république: mais la bonne, disait-il, la vraie, l'une et indivisible et impérissable. Cette conclusion ne fut point du goût de Mme de Béranger, elle le traita de jacobin: il le lui fit payer sur sa note.
Enfin, nous arrivâmes à Nohant, mais nous n'y étions pas depuis trois jours qu'un grand chagrin vint donner un autre cours à mes pensées.
Ma grand'mère, qui n'avait jamais été malade de sa vie, fit une maladie grave. Comme son organisation était très particulière, les accidens de cette maladie eurent un caractère particulier. D'abord ce fut un sommeil profond dont il fut impossible, durant deux jours, de la tirer: puis, lorsque tous les symptômes alarmans furent dissipés, on s'aperçut qu'elle avait sur le corps une large plaie gangréneuse, produite par la légère excoriation laissée par les cataplasmes salins. Cette plaie fut horriblement douloureuse et longue à fermer. Pendant deux mois il lui fallut garder le lit, et la convalescence ne fut pas moins longue.
Deschartres, Rose et Julie soignèrent ma pauvre bonne maman avec un grand dévouement. Quant à moi, je sentis que je l'aimais plus que je ne m'en étais avisée jusqu'alors. Ses souffrances, le danger de mort où elle se trouva plusieurs fois me la rendirent chère, et le temps de sa maladie fut pour moi d'une mortelle tristesse.
Madame de Béranger resta, je crois, six semaines avec nous, et ne partit que lorsque ma grand'mère fut hors de tout danger. Mais cette dame, si elle eut du chagrin ou de l'inquiétude, ne le fit pas beaucoup paraître, et je doute qu'elle eût le cœur bien tendre. Je ne sais, en vérité, pourquoi ma bonne maman, qui avait un si grand besoin de tendresse, s'était particulièrement attachée à cette femme hautaine et impérieuse en qui je n'ai jamais pu découvrir le moindre charme d'esprit ou de caractère.
Elle était fort active et ne pouvait rester en place. Elle se croyait très habile à lever ou à rectifier le plan d'un jardin ou d'un parc, et elle n'eut pas plutôt vu notre vieux jardin régulier qu'elle se mit en tête de le transformer en paysage anglais: c'était une idée saugrenue, car sur un terrain plat, ayant peu de vue, et où les arbres sont très lents à pousser, ce qu'il y a de mieux à faire, c'est de conserver précieusement ceux qui s'y trouvent, de planter pour l'avenir, de ne point ouvrir de clairières qui vous montrent la pauvreté des lignes environnantes; c'est surtout, lorsqu'on a la route en face et tout près de la maison, de se renfermer autant que possible derrière des murs ou des charmilles pour être chez soi. Mais nos charmilles faisaient horreur à Mme de Béranger, nos carrés de fleurs et de légumes, qui me paraissaient si beaux et si rians, elle les traitait de jardin de curé. Ma grand'mère, au sortir de la première crise de son mal, avait à peine recouvré la voix et l'ouïe, que son amie lui demanda l'autorisation de mettre la coignée dans le petit bois et la pioche dans les allées. Ma grand'mère n'aimait pas le changement, mais elle avait la tête si faible en ce moment, et d'ailleurs Mme de Béranger exerçait sur elle une telle domination, qu'elle lui donna pleins pouvoirs.
Voilà
8
Je crois que c'était la