Histoire de ma Vie, Livre 2 (Vol. 5 - 9). Жорж Санд

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Histoire de ma Vie, Livre 2 (Vol. 5 - 9) - Жорж Санд

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un peu et très lentement; et puis, pendant qu'on lui apprêtait et lui arrangeait, sur la tête et sur les épaules, une douzaine de petits bonnets et de petits fichus de toile, de soie, de laine et d'ouate, elle écoutait le rapport de Julie sur les choses intimes de la famille, et celui de Rose sur les détails du ménage. Cela durait jusqu'à deux heures du matin, et c'est alors seulement que Rose venait se coucher dans le cabinet contigu à ma chambrette.

      Cette chambrette donnait sur un long corridor presque en face de la porte du cabinet de toilette de ma mère, par lequel elle passait ordinairement pour rentrer chez elle, et je ne pouvais manquer de la saisir au passage et de m'entretenir encore avec elle avant que Rose vînt nous interrompre. Mais nous pouvions être surveillées par exception cette nuit-là, et, dans ma terreur de ne pouvoir plus m'épancher avec l'objet de mon amour, je voulus lui écrire une longue lettre. Je fis des prodiges d'adresse et de patience pour rallumer ma bougie, sans allumettes, à mon feu presque éteint; j'en vins à bout, et j'écrivis sur des feuilles arrachées à mon cahier de verbes latins.

      Je vois encore ma lettre et l'écriture ronde et enfantine que j'avais dans ce temps-là; mais qu'y avait-il dans cette lettre? Je ne m'en souviens plus. Je sais que je l'écrivis dans la fièvre de l'enthousiasme, que mon cœur y coulait à flots pour ainsi dire, et que ma mère l'a gardée longtemps comme une relique; mais je ne l'ai pas retrouvée dans les papiers qu'elle m'a laissés. Mon impression est que jamais passion plus profonde et plus pure ne fut plus naïvement exprimée, car mes larmes l'arrosèrent littéralement, et à chaque instant j'étais forcée de retracer les lettres effacées par mes pleurs.

      Mais comment remettre cette lettre à ma mère si elle était accompagnée, en montant l'escalier, par Deschartres? J'imaginai, pendant que j'en avais le temps encore, de pénétrer dans la chambre de ma mère sur la pointe du pied. Il fallait ouvrir et fermer des portes, précisément au-dessus de la chambre de Mlle Julie. La maison est d'une sonorité effrayante, grâce à une immense cage d'escalier où vibre le moindre souffle. J'en vins à bout cependant, et je plaçai ma lettre derrière un petit portrait de mon grand'père qui était comme caché derrière une porte. C'était un dessin au crayon où il était représenté, non pas jeune, mince et coquet, comme dans le grand pastel du salon, avec une veste de chambre en taffetas feuille-morte à boutons de diamant et les cheveux relevés avec un peigne, une palette à la main, et vis-à-vis d'un paysage ébauché couleur de rose et bleu turquoise; mais vieux, cassé, en grand habit carré, en bourse et ailes de pigeon, gros, flasque et courbé sur une table de travail, comme il devait être peu de temps avant de mourir. J'avais mis sur l'adresse de ma lettre: «Place ta réponse derrière ce même portrait du vieux Dupin. Je la trouverai demain quand tu seras partie.» Il ne me restait plus qu'à trouver un moyen d'avertir ma mère d'avoir à chercher derrière ce portrait; j'y accrochai son bonnet de nuit: et, dans le bonnet de nuit, je mis un mot au crayon: «Secoue le portrait.»

      Toutes mes précautions prises, je revins me coucher, sans faire le moindre bruit; mais je restai assise sur mon lit, dans la crainte que la fatigue ne vainquît ma résolution. J'étais brisée par les larmes et les émotions de la journée, et je m'assoupissais à chaque instant, mais j'étais réveillée en sursaut par les battemens de mon cœur, et je croyais entendre marcher dans le corridor. Enfin minuit sonna à la pendule de Deschartres dont la chambre n'était séparée de la mienne que par la muraille. Deschartres monta le premier; j'entendis son pas lourd et régulier, et ses portes fermées avec une majestueuse lenteur. Ma mère vint un quart d'heure après, mais Rose était avec elle, elle venait l'aider à faire ses malles. Rose n'avait pas l'intention de nous contrarier, mais elle avait été souvent réprimée pour sa faiblesse dans ces sortes d'occasions, et je ne pouvais plus me fier à elle. D'ailleurs, j'avais besoin de voir ma mère sans témoin. Je me renfonçai donc sous mes couvertures, à demi vêtue encore, et je ne bougeai pas. Ma mère passa, Rose resta avec elle une demi-heure, puis vint se coucher. J'attendis encore une demi-heure qu'elle fût endormie, puis bravant tout, j'ouvris tout doucement ma porte, et m'en allai trouver ma mère.

      Elle lisait ma lettre, elle pleurait. Elle m'étreignit sur son cœur: mais elle était retombée de la hauteur de notre projet romanesque dans une hésitation désespérante. Elle comptait que je m'habituerais à ma grand'mère, elle se reprochait de m'avoir monté la tête, elle m'engageait à l'oublier. C'était comme des coups de poignard froids comme la mort dans mon pauvre cœur. Je lui fis de tendres reproches, et j'y mis tant de véhémence qu'elle s'engagea de nouveau à revenir me chercher dans trois mois au plus tard, si ma bonne maman ne me conduisait pas à Paris à l'hiver, et si je persistais dans ma résolution. Mais ce n'était pas assez pour me rassurer, je voulais qu'elle répondît par écrit à l'ardente supplication de ma lettre. Je demandais une lettre d'elle à trouver, après son départ, derrière le portrait, une lettre que je pourrais relire tous les jours en secret pour me donner du courage et entretenir mon espérance. Elle ne put m'envoyer coucher qu'à ce prix, et j'allai essayer de réchauffer mon pauvre corps glacé dans mon lit encore plus froid. Je me sentais malade: j'aurais voulu dormir comme elle le désirait pour oublier un instant mon angoisse: mais cela me fut impossible. J'avais le doute, c'est-à-dire le désespoir dans l'âme: c'est tout un pour les enfans, puisqu'ils ne vivent que de songes, et de confiance en leurs songes. Je pleurai si amèrement que j'avais le cerveau brisé, et quand le jour parut pâle et triste, c'était la première aube que je voyais paraître après une nuit de douleur et d'insomnie. Combien d'autres depuis, que je ne saurais compter!

      J'entendis rouvrir les portes, descendre les paquets: Rose se leva, je n'osai lui montrer que je ne dormais pas; elle en eût été attendrie cependant; mais mon amour, à force d'être exalté, devenait romanesque, il avait besoin de mystère. Pourtant lorsque la voiture roula dans la cour, lorsque j'entendis les pas de ma mère dans le corridor, je n'y pus tenir, je m'élançai pieds nus sur le carreau, je me précipitai dans ses bras, et perdant la tête, je la suppliai de m'emmener. Elle me reprocha de lui faire du mal lorsqu'elle souffrait déjà tant de me quitter. Je me soumis, je retournai à mon lit; mais lorsque j'entendis le dernier roulement de la voiture qui l'emportait, je ne pus retenir des cris de désespoir, et Rose elle-même, malgré la sévérité dont elle commençait à s'armer, ne put retenir ses larmes en me retrouvant dans cet état pitoyable, trop violent pour mon âge et qui aurait dû me rendre folle, si Dieu, me destinant à souffrir, ne m'eût douée d'une force extraordinaire.

      Je reposai cependant quelques heures: mais à peine fus-je éveillée que je retrouvai mon chagrin, et que mon cœur se brisa à l'idée que ma mère était partie, peut-être pour toujours. Aussitôt habillée, je courus à sa chambre, je me jetai sur son lit défait, je baisai mille fois l'oreiller qui portait encore l'empreinte de sa tête. Puis, je m'approchai du portrait où je devais trouver une lettre, mais Rose entra, et je dus renfermer ma douleur: non pas que cette fille, dont le cœur était bon, m'en eût fait un crime, mais j'éprouvais une sorte d'amère douceur à cacher ma souffrance. Elle se mit à faire la chambre, à enlever les draps, à relever les matelas, à fermer les persiennes.

      Assise dans un coin, je la regardais faire, j'étais comme hébétée. Il me semblait que ma mère était morte, et qu'on rendait au silence et à l'obscurité cette chambre où elle ne rentrerait plus.

      Ce ne fut que dans la journée que je pus trouver le moyen d'y rentrer sans être observée, et je courus au portrait, le cœur palpitant d'espérance; mais j'eus beau secouer et retourner l'image du vieux Francueil, on ne lui avait rien confié pour moi; ma mère, ne voulant pas entretenir dans mon esprit une chimère qu'elle regrettait déjà sans doute d'y avoir fait naître, avait cru ne pas devoir me répondre. Ce fut pour moi le dernier coup. Je restai tout le temps de ma récréation immobile et abrutie dans cette chambre devenue si froide, si mystérieuse et si morne. Je ne pleurais plus, je n'avais plus de larmes, et je commençais à souffrir d'un mal plus profond et plus déchirant que l'absence. Je me disais que ma mère ne m'aimait pas autant qu'elle était aimée de moi; j'étais injuste en cette circonstance; mais, au fond, c'était la révélation d'une vérité que chaque jour devait confirmer. Ma mère avait pour

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